Comte Ory – Mathias Vidal, le bonheur d’une voix.

Comte Ory, Rossini, Opéra de Rouen, samedi 26 janvier 2019, 18 heures.

C’était la dernière représentation du Comte Ory au théâtre des Arts de Rouen, mais aussi l’ultime des trente représentations de cette production mise en scène par le Rouennais Pierre-Emmanuel Rousseau. Une production inégale par certains côtés, mais des plus intéressantes. Lorsque Rossini et Scribe s’entendent pour cette œuvre (voir notre article de présentation) le goût des épopées médiévales est à la mode en France. Ce dépaysement était devenu une projection habituelle pleine de sens et de sous-entendus que le public d’aujourd’hui perçoit moins tant parce qu’il ne baigne plus dans cette collective transposition que parce que les non-dits ouvertement exprimés par ce procédé de transfert ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Pièce écrite et crée au XIXème siècle, plantant un décor médiéval, voilà le lègue des deux compères à notre XXIème siècle. Que garder tout cela, que mettre au goût du jour pour traduire la volonté des auteurs ? C’est ce à quoi s’est employé Pierre-Emmanuel Rousseau ajoutant un décalage supplémentaire à ce médiévisme dix-neuvièmiste, en situant la scène qu’il présente au public d’aujourd’hui au milieu du XXème siècle. Si la transposition peut sembler délicate, du fait du grand écart religieux entre les époques, l’esprit est bien là et s’il traduit nombre de questions libertines, c’est toujours d’une élégante suggestivité. Le libertinage du comte Ory, comme le graveleux des militaires garde toujours à la femme, comme au désir charnel, une aura un rien sacré et le comte n’est pas sans laisser poindre sous le pourpoint libertin une admiration qui semble le dépasser lui-même.  Il en est même attachant et loin du bourreau perclus de vices, le comique avec lequel Mathias Vidal habite le personnage, le rend finalement vulnérable et presque inoffensif. L’occasion alors de voir que derrière la passion qui le dévore, se cache bien des faiblesses que révèle notamment l’Acte II.

Mais c’est bien l’axe comique qui ici porte l’action et innerve l’ensemble de la scène dans ce qu’il est convenu d’appeler une mise en scène du détail. Rien n’est laissé au hasard, du regard aux mouvements de doigts tout est pensé pour entraîner le public dans le tourbillon rossinien tendu vers la résolution finale du drame, seul bémol de la mise en scène. L’avant-dernière scène transposée en nuit fantasmée par le comte, telle qu’il la désirait sans doute, rend incongru le final salvateur de l’arrivée des croisés, sans pour autant gâcher notre plaisir. Car c’est bien la mise en scène qui porta la pièce de bout en bout, alors que l’orchestre paraissait bien pâle et fort peu rossinien, souvent étouffé et contenu, finalement très policé. Fort heureusement la qualité de la plupart des solistes remisa au second plan la partie instrumentale. Si Philippe Estèphe était couvert par l’orchestre au premier acte, il livra un merveilleux Raimbaud, héroïque caviste. Perrine Madoeuf était un ravissement, mais c’est incontestablement Mathias Vidal qui donna corps, sens et style à son personnage, comme à la représentation toute entière. Une véritable qualité d’acteur et de comique particulièrement et une voix d’une admirable plasticité. Il semblait que tout lui était facile, le grave comme l’aigu, le piano comme le forte, le scandé comme le lié. Bref il dévoila au public rouennais ce qu’est le bonheur d’une voix.

Cyril Brun

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Le Comte Ory, l’esprit français à l’âme italienne.

Quand il nous a fallut titrer cette présentation de Cyril Brun du Comte Ory qui sera donné à l’opéra de Rouen du 20 au 26 janvier 2019, une foultitude de propositions nous est venue tant cet opéra comporte d’originalités uniques. « 40 ans de succès ininterrompus à l’Opéra de Paris ». « La fièvre parisienne du Johnny Halliday de l’époque » « Rossini Grand Prince du copié Collé » « Naissance d’une œuvre de circonstance économique » « La première des opérettes » Et bien d’autres idées qui, nous l’espérons, vous mettrons l’eau à la bouche.

Nous sommes le 22 août 1828. Rossini, la coqueluche de toute l’Europe est l’idole de Paris. Une incroyable frénésie s’est emparée de la capitale des beaux-arts depuis l’arrivée de l’Italien. Compositeur à succès dès l’âge de 18 ans, Rossini parcourt l’Europe, est invité à composer à un rythme effréné de ville en ville. 40 opéras entre 1810 et 1829. 40 succès faits de nouveautés et de réemplois. Rompu à la technique que nous appellerions le « copié-collé » (comme Bach du reste), le prodige qui, un an plus tard, se taira lyriquement à jamais, va composer en un temps record un opéra de circonstances « économiques » en réemployant son précédant opéra de circonstance historique, Il viaggio à Reims, donné seulement quatre fois malgré l’immense succès de l’œuvre.

Mais Giaccomo n’est pas un bricoleur qui rapiècerait maladroitement de bonnes pièces pour tisser un patchwork de pots-pourris. Le maître réutilise les succès avec à chaque fois un nouvel esprit qui l’affranchit prodigieusement du rapport au texte. Pour lui, du reste, la musique doit se suffire à elle-même et ne doit surtout pas s’enfermer dans la dépendance du texte. Elle porte l’ambiance, l’émotion, elle donne au public un espace émotionnel qu’il doit s’approprier par le texte. Renversement de perspective par rapport au décorum descriptif baroque par exemple.  Mais Mozart ne fit pas autrement, par exemple lorsqu’il voulut ridiculiser, par la musique, le livret un tantinet misogyne de Da Ponte dans Cosi Fan tutte.  

Le voyage à Reims, composé pour le sacre de Charles X, est très vite retiré, par le compositeur, le sacre étant passé. Rossini cherchait à redonner les grandes plages de son dernier succès dans une nouvelle composition. A cette date, l’opéra italien à qui était réservé les œuvres italiennes et donc celles de Rossini connaissait de graves difficultés financières. Placé depuis quelques années sous l’autorité de l’opéra de Paris, les succès de Rossini rejaillissaient financièrement sur les finances de l’institution royale. Mais voilà, la fin de la collaboration programmée allait représenter un important manque à gagner. Il fallait donc attirer l’italien à l’Opera de Paris. Avec un pont d’or à vie, Rossini se mit au travail pour composer son premier opéra en français. Il entreprit deux compositions simultanément, les deux dernières avant son retrait définitif. Pour des raisons économiques, Guillaume Tell, pensé comme grandiose en tous points, devrait attendre un an. Il fallait tout de suite une production plus sobre qui ne reposerait que sur le talent des chanteurs. Ainsi les contraintes du réemploi du voyage à Reims étaient posées. Il restait à Rossini à s’entendre avec l’autre coqueluche française, le librettiste Scribe. On se mit d’accord sur un autre réemploi, celui d’un vaudeville d’Eugène Scribe, le Comte Ory.

Les ingrédients du succès étaient réunis. Et la critique ne s’y trompas point, y compris le sévère Berlioz qui consacra le Comte Ory, « une des meilleures partitions de Rossini ». Rossini exigea qu’un premier acte soit ajouté au texte de Scribe. L’auteur s’employa donc à cette première partie qui est musicalement une reprise adaptée du Voyage à Reims. Conçu pour 14 voix (dont 13 solistes), Il fallait revoir la partition du Voyage pour moins de chanteur et pour chœurs. Vous pourrez admirer la transformation notamment le final du l’Acte I, Il gran pezzo concertato. Si le premier acte est une reprise choisie du Voyage, avec une seule pièce ajoutée (le duo entre Isolier et Ory), l’Acte II en revanche est une création originale, sur le texte original de Scribe. Seules deux reprises viennent du Viaggio. Le Viaggio qui était dans le pur style de l’opéra-bouffe italien. On a pu le comparer à un feu d’artifice du genre. Ainsi la base musicale du Comte Ory est l’âme de l’opéra italien dont les Français avaient privé sous l’Ancien- Régime, pour une bête querelle. Mais l’intrigue est cet esprit frivole mais jamais vulgaire en vogue dans les compositions françaises de l’époque. Sans être non plus l’opéra-comique puisqu’il n’y a pas de dialogues parlés, l’esprit est bien français jusque dans cette projection médiévale, un rien troubadour, à laquelle Stendhal, grand admirateur de Rossini, son Napoléon de la musique, consacra ses « Chroniques italiennes ».

On retrouve dans le Comte Ory toutes les ficelles à succès des vaudevilles. Histoires parallèles qui se croisent, se heurtent et se solutionnent entre elles. Croisement de classes des maîtres et des valets, amours sincères et frivoles, pureté et lâcheté, courage et libertinage sont ici traités, dans le plus pur esprit français, sur la cime de la pudeur et du libertinage, sans l’ombre d’une vulgarité déplacée, où le suggestif sert le comique tout autant qu’il s’en sert pour faire triompher, comme il se doit, l’amour vrai !

Maintenu jusqu’en 1864 sans interruption, le Comte Ory est l’un des plus grands succès de l’opéra. Mixte, à la croisée de divers styles et genres, on y voit parfois les prémices de l’opérette qui aura tant de succès en France avec Offenbach.

Cyril Brun

Vous pouvez retrouver l’argument ici

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