La vie parisienne à Rouen, entre émerveillement et déception

La soirée promettait d’être intéressante. On l’attendait avec impatience et crainte, disons-le, connaissant l’orchestre de l’opéra de Rouen, ce mercredi 9 novembre 2021.

Une partition redécouverte, donnée en création à l’opéra de Rouen avec le Palazetto Bru Zane (voir notre article), mise en scène par le couturier Christian Lacroix, il y avait de quoi mettre l’eau à la bouche. Et l’attente fut à la hauteur des espérances en matière de costumes. Une version grand couturier des habits d’époque, pleine de couleurs et de lumières, a su donner un véritable éclat à la scène. Un flamboiement de tissus même, tant le nombre des costumes et des changements scène après scène était impressionnant. On imagine sans peine la ruche efficace en coulisse. Cette rosace lumineuse et tournoyante compensait des décors relativement ternes mais dans l’esprit époque eux aussi. La mise en scène, en forme de course tendue vers la résolution de l’histoire, ne laissa aucun temps mort, happant le spectateur dans sa respiration haletante et enivrante. Tout tourne, tourne et la fête se déroule. Telle fut bien l’ambiance de la scène qui manquait cependant de rodage encore. Les chanteurs cherchent leurs marques et hésitent, il faudra du temps pour patiner cette tournée riche d’actions, de gags, de styles et de mouvements.

Pour autant, le style très bouffe retenu, à bon droit du reste, masque la dramaturgie voulue par Offenbach. Le burlesque prend le pas sur l’histoire que le retour aux pièces d’origine ne rend pas vraiment plus nette. Les modifications et suppressions, nécessités de l’époque, n’apportaient finalement guère de relief et on comprend pourquoi, même loin de Paris, le compositeur ne chercha pas à revenir à sa première composition. Les trios inédits sont amusants, mais allongent l’ensemble d’autant plus que musicalement la ligne d’interprétation était décousue et lourde.

Si le Brésilien (Eric Huchet) a su ravir le public de ses deux airs célèbres, si Métella  (Aude Extremo) tenait haut le pavé, les autres chanteurs peinaient dans la diction et le rythme Offenbach, quand du moins les détails, non couverts par un orchestre sempiternellement au-dessus des voix, pouvait nous parvenir. Et ici malheureusement, la litanie des déceptions commence. Un orchestre lourd dès les premières mesures, en forme de fanfare bavaroise, souvent en décalage avec la scène, tant pour le rythme que pour le style, des voix pas suffisamment souples, une diction marmonnée ont rendu pénible une soirée qui avait tout pour briller, malgré un original petit ballet que l’on regrettera avoir été trop anecdotique.

Dans la fougue et le brio on fera une place à l’humour décalé du défilé de mode que ne pouvait manquer de proposer Christian Lacroix sur Les Parisiennes. Un public emballé, mais pour autant sans rappel ni ovation debout. Même dans son subconscient, le public sait toujours ressentir la différence entre l’agréable et l’excellence. Assurément la soirée lui fut agréable, mais espérons que les représentations de Tours et Paris hisseront à la hauteur qu’elle mérite cette création pleine de couleur et de vie.

La vie parisienne, en création mondiale à Rouen, 155 ans après Offenbach

C’est assurément la surprise de l’année tant attendue ! Qui ne connait La vie parisienne, probablement la plus célèbre opérette de Jacques Offenbach ? Qui, même parmi les publics les plus éloignés de la musique classique, ne connait au moins un des airs ou l’un des galops que l’on finira par assimiler au Cancan ? Parmi les mélomanes, combien connaissent les airs par cœur et pour beaucoup l’intégralité de la pièce ?

Eh bien ! non ! Trois fois non ! Ne vous en déplaise, vous ne connaissez ce monument que de loin et même de très loin. Découragé par le faible niveau de la troupe du Palais-royal, Offenbach dut abandonner les sections les plus acrobatiques, les plus difficiles de sa partition. De ce qu’il restait, il fallut encore retrancher ce que la censure ne permit pas. Pour tenir la gageure entre faible niveau et censure, il fallut non seulement couper et encore couper, mais encore modifier, transformer, réécrire, simplifier.

C’est ainsi que la création de l’automne 1866, en présence du composteur est assez éloignée de ce qu’il avait imaginé. Bien qu’il manque des pans entiers de l’histoire (tout l’acte IV), bien qu’il faille se satisfaire de raccourcis pour sauter à pieds joints dans les dénouements de l’intrigue, la succès fut au rendez-vous et Offenbach ne chercha pas, par la suite, à donner sa version originale qu’on croyait perdue et qui fut retrouvée il y a quelques années.

Au final, c’est près de 40% de l’œuvre qui ont été modifiés ou retranchés. Autant dire que le travail archéologique du Palazzetto Bru Zane nous livre une œuvre inédite. D’autant plus inédite que, fidèle à sa façon de travailler, Offenbach ne se mettait à l’orchestration complète qu’une fois que les premiers essais étaient concluants, laissant donc une grande partie de ses pages retrouvées réduites à la ligne de piano. Il n’a donc pas seulement fallu sortir des archives, mais aussi orchestrer au plus près de ce qu’aurait fait le maître. Les échanges ont fusé entre l’équipe du Palazzetto et le chef Romain Dumas et les essais sont encore en cours, alors que le Théâtre des Arts de Rouen s’apprête à entrer dans le vif des répétitions.

C’est donc une œuvre inédite, une création mondiale, 155 ans plus tard, que vont livrer l’Opéra de Rouen et le Palazzetto Bru Zane, dimanche 7 novembre 2021. Pour ce faire, c’est au couturier Christian Lacroix qu’ils ont fait appel pour les décors, les costumes et, chose inédite, la mise en scène. Unanimement, toute l’équipe de création a fait le choix de ne pas plonger cette opérette dans le contemporain du Paris d’Anne Hidalgo, mais de le laisser dans son temps. Certes, bien des sous-entendus risquent de nous échapper, mais la force évocatrice du compositeur devrait suffire à faire passer le message. (Pour une explication du sens de l’œuvre on pourra se reporter ici, quoique les nouveautés pourront ça et là donner plus de relief à l’analyse).

Deux castings ont été retenus pour tenir la tournée dans la durée et notamment les 16 dates parisiennes. Vous pouvez retrouver le détail ici.

Ayant eu accès aux maquettes et planches des décors et costumes originaux, Christian Lacroix, loin de plagier, s’est inspiré d’une époque pour aller, comme il aime, à la rencontre du passé.

Bref une perspective des plus alléchantes dont nous vous donnerons une plus fine idée après avoir vu, finalement pour la première fois, « La vie Parisienne »

A Rouen du 7 au 13 Novembre 2021

L’opéra de Rouen, Beethoven, Haydn et Mozart à Bois-Guillaume

L’opéra de Rouen sera en tournée pour un concert exceptionnel à Bois-Guillaume, salle Guillaume le Conquérant ce samedi 14 septembre à 20 heures.

Au programme de grands moment de la musique viennoise

– l’ouverture de Coriolan Op. 62 de Ludwig Van Beethoven

– la symphonie n°40 de Wolfgang Amadeus Mozart

– le concerto pour Violoncelle n°1 de Joseph Haydn

Direction musicaleBen Glassberg a été le lauréat du 55e concours international des jeunes chefs d’orchestre de Besançon à seulement 23 ans. En 2011, il fonde the London Youth Symphony Orchestra et devient il y a un an le chef d’orchestre de la Hertfordshire School Symphony Orchestra.
SolisteVictor Julien Laferrière étudie le violoncelle au Conservatoire Supérieur de Paris et s’est perfectionné à l’université de Vienne. Vainqueur du 1er prix au concours Reine Elisabeth de Bruxelles en 2017, il est également vainqueur aux Victoires de la Muqsique classique 2018 dans la catégorie “Soliste Instrumental de l’Année”.

Réservations

Quelques mots d’explications

Toute l’école de vienne en concert à BG

Trois hommes qui semblent bien éloignés par le tempérament, l’histoire et la musique et qui pourtant forment au sens le plus strict du terme le véritable clacissisme musical. Quand nous parlons de musique classique pour désigner génériquement la musique « ancienne », nous commettons un abus de langage car la véritable musique classique se fonde et tourne autour de trois monstres sacrés piliers de « l’école de Vienne » que sont Haydn, le maître, Mozart le génie et Beethoven le génial. Ils se présentent dans ce concert sous trois formes musicales qu’ils vont bousculer, mais dont ils sont pourtant les représentants inversés. Beethoven, maître de symphonie est à l’ouverture opératique. Mozart le concertant est à la symphonie et Haydn le symphoniste de l’opéra est au concerto.​​​​​​​

Mozart, de la 40èmeau Requiem, il n’y a qu’un drame

C’est sans doute la symphonie la plus connue de Mozart. Cette notoriété n’est pas sans perturber l’appréhension de l’œuvre par le public souvent enthousiaste à l’idée d’entendre Mozart et plongé dans une joie a priori dès ces premières mesures si célèbres dont la charge émotive est pourtant aux antipodes de la gaité. Nous sommes en sol mineur, une tonalité qui prendra de plus en plus la couleur du malaise et du drame et particulièrement chez Mozart. Elle est la relative (c’est-à-dire le miroir d’une certaine façon) de Si bémol majeur, tonalité de l’espérance. Il n’y a que deux (trois si nous comptons une œuvre de jeunesse) symphonies composées en mode mineur par Mozart, toutes deux en sol. Il se trouve que des passages clefs du Requiem sont aussi en cette tonalité et notamment le Domine Jesuqui campe, sans aucune espérance, la descente aux enfers. Tel serait l’état d’esprit de Mozart lorsque peu après la mort de sa fille il compose, en quelques semaines, cette symphonie dont le second mouvement est lui en Mi bémol majeur, tonalité réservée au divin, comme une prière ou un repos espéré, malgré tout pour sa fille ?

Haydn, le concerto numéro 1 pour violoncelle, entre circonstance et charnière d’une époque

Haydn est à la fois le modèle le plus accompli et le dernier représentant d’une génération de compositeurs. Lié aux princes Esterházy qui l’employaient lui et ses musiciens, Papa Haydn, compose pour les plaisirs du prince. Symphonies, opéras, et quatuors sont fonction des occasions, du nombre des instrumentistes et de leurs possibilités. Haydn fait avec ce qu’il a, quitte à réécrire selon les opportunités. Sa musique évolue avec sa propre expérience. Ainsi, ses dernières symphonies, comme son concerto pour violoncelle N°2, bénéficient-ils des exigences développées pour l’opéra. C’est une forme plus simple qui préside à la composition du premier concerto. Haydn a peu écrit de concertos et souvent pour les musiciens qui étaient avec lui autour du prince. C’est le cas de cette pièce (redécouverte en 1961) écrite sur mesure peu après son arrivée au service du prince. Le style classique n’est pas encore formellement posé et le premier mouvement s’inscrit dans une veine baroque flamboyante qui disparaitra peu à peu de son écriture. Mais tout est là de son style, la joie, la surprise, la virtuosité et la force mélodique tissée dans l’harmonie.

Coriolan, l’héroïsme et le destin, la grande dualité de Beethoven

Le rapport de Beethoven à l’opéra est complexe. Maintes fois tenté, il ne trouva jamais l’ouvrage qui pu suffisamment l’inspirer, refusant de mettre en scène le triomphe du vice. Mais il laissa quelques superbes ouvertures, sous forme d’histoire musicale. Coriolan, général romain victorieux, mais retourné contre Rome est une de ces figures héroïques à l’époque chères au maître de Bonn. Vertueux et droit, il se présente en homme fort sous les remparts terrifiés de l’Urbs, pour demander raison de son injuste exil. Ce n’est pas de gaîté de cœur que ce grand homme assiège sa ville. La rencontre d’une double désolation imposée par ce fatum(thème de la Vème) laisse une impression obscure, endeuillée, triste, posée par Beethoven en do mineur, jusqu’à l’arrivée de la mère et de la sœur du héro venues, le prier en Mi bémol majeur (tonalité du divin) de renoncer à prendre la cité qui n’est pas encore la puissante Rome. Héro, juste, le destin le rattrape. Entre la piété filiale et le déshonneur de ne pas réclamer justice, il choisit la seule sortie héroïque donnant par son suicide la victoire à la vertu et à la grandeur d’âme, la véritable force pour Ludwig.

Cyril Brun

Entrer dans la IXème symphonie de Beethoven avant d’aller l’écouter !

Sans doute la symphonie numéro 9 de Beethoven compte-t-elle parmi les œuvres les plus célèbres au monde. Et pourtant, à l’instar de son compositeur, elle reste intimement méconnue. Cette pièce majeure est en effet la clef de voûte d’une tension existentielle chez le compositeur de Bonn. Une tension entre l’humain et le divin qui se résume, si surprenant que cela puisse paraître chez un homme à la réputation torturée, en deux termes : l’espérance et la paix. Six mots se retrouvent constamment sous la plume tant littéraire que musicale de Beethoven, Homme, destin, divin, espérance, paix et joie. Il faut comprendre l’Homme chez Beethoven pour saisir son espérance et la résolution de l’espérance : la paix qui donc donne la joie. Et nous pouvons ainsi combiner la récurrence du vocabulaire chez le maître : à l’Homme est apposé le destin, la vertu, la souffrance, le péché, l’éloignement du Dieu et l’humilité. Au divin correspond la paix, le Ciel, le Tout Autre, le Christ et la joie.

Quatre œuvres magistrales (non exclusives) disent tout de la vision beethovenienne de l’Homme, du destin, de l’espérance, de Dieu et de la paix. Quatre œuvres que le compositeur lui-même a regroupées pour leur création en deux concerts fleuves. Le premier s’ouvrit par la Vème, celle du destin et de la vertu, pour se résoudre dans la VIème par l’acceptation de la vie. Vie conçue alors comme le lieu à atteindre et lieu de combat, c’est-à-dire précisément le lieu de celui qui remporte le combat. Le second concert pose Dieu et l’Homme dans la distance qui les sépare, en même temps que dans l’Incarnation source de paix. Là réside toute la théologie de la Missa Solemnis. Mais celle-ci demeure en suspens jusqu’à sa résolution dans l’espérance, l’Ode à la joie qu’est la IXème. On n’entre pas comme ça dans la IXème, on y parvient au terme d’un long parcours initiatique.

Le concert du 22 décembre 1808 (plus de 4h) se situe au cœur de la période héroïque. Avec ce combat du destin qui frappe, la finale de la Vème est le triomphe de celui-ci et pourtant, musicalement, il n’y a pas de résolution. La symphonie s’arrête en attendant une suite parce qu’elle attend une réponse, une issue que lui donnera la VIème. Si la Vème exprime le tragique de la vie humaine, la VIème donne son consentement à cette vie. C’est l’heure du réalisme, socle du vrai combat devenu, par cette acceptation, possible. Et c’est déjà une sérénité car les hommes vertueux affrontent non pas l’imaginaire, mais la réalité. Se pose alors une question : si la vie ici-bas est un combat qui sous-tend une espérance, celle de la stabilité, de l’éternité, donc de la paix, quel est concrètement l’enjeu de ce combat, qu’est-ce que cette paix recherchée ?

Il faudra attendre 16 ans pour avoir la réponse, dans le concert du 7 mai 1824. Beethoven est littéralement transformé. La Missa Solemnis, c’est d’abord et avant tout un changement dans la vie de Beethoven. Son vocabulaire sur l’Homme, le héros, l’Homme qui ne se doit qu’à lui-même, change. Là où il disait « donne-moi la force de me débrouiller », il prie à présent « Sois mon roc, Ô mon Dieu ! Sois ma lumière ! Sois à jamais le refuge où viendra s’abriter ma confiance. » Avec cette messe, Beethoven va sortir d’une crise profonde pendant laquelle Dieu lui est apparu comme le seul recours possible. C’est pour lui une période de Résurrection. En l’écrivant, il a délibérément voulu mettre son génie au service de Dieu. Il a voulu réaliser une composition à la gloire « du Tout Puissant, l’éternel, l’infini ». Dieu est la source et le lieu de la joie. L’espérance du combat de l’Homme, c’est la paix que seul Dieu peut procurer.

Il est notable toutefois que le dona nobis pacem ne finit pas sur la paix, mais sur l’image d’inquiétude au silence de Dieu, la paix se dérobe. Musicalement la phrase est inachevée. En fait elle va se résoudre dans la seconde partie de ce concert par la IXème. Cette symphonie inégalée qui fait encore trembler aujourd’hui tous les compositeurs lorsqu’ils en arrivent à écrire leur IXème, est le récapitulatif du combat de l’espérance, et l’expression réelle de la victoire finale plus que la Vème. Dans celle-ci l’Homme se bat contre son destin pour le maîtriser. Dans la IXème, l’Homme se bat pour la joie et la paix.

La ligne de l’espérance (ce passage si connu) est là tout au long de la symphonie, alors même que l’harmonie semble vouloir la plomber. Elle ressort toujours et encore, jusqu’à trouver la joie. Le premier mouvement est très volontariste, c’est la dynamique de l’espérance (on la ressent dans la montée essoufflée du cycle des quintes par exemple) avec de courts moments de joie très proche de la pastorale et du 3ème mouvement de la IXème. Elle est là, avec des hauts et des bas, éternelle renaissance du Phoenix qui exprime la résurrection. Clairement deux forces sont en présence, qui s’entrelacent dans les crescendos decrescendos. Le second mouvement est un écho du gloria de la Missa Solemnis, on y trouve les cadences suspensives dans la ronde exprimant l’hésitation de la vie. Dans le tourbillon de la vie c’est une pause champêtre servie par les cors, rappel de la VIème. Puis au moment même de cette paix goutée, le tourbillon initial reprend, pour être, avec les violons, aspiré vers le haut dans le 3ème mouvement, jusqu’à culminer dans l’Ode à la joie dont les paroles se passent de commentaire.

« Belle étincelle divine » (repris comme final) ; « être l’ami d’un ami » ; « tous les hommes deviennent frères » « et le chérubin se tient debout devant Dieu ».

Triomphe de la vie en et par Dieu, la IXème est aussi inattendue qu’exceptionnelle. De ces quatre œuvres qu’il faudrait compléter par bien d’autres, la grande symphonie permet la résolution en Dieu de toute la vie si difficile et chaotique de l’Homme vertueux qui trouve dans la contemplation son Dieu, source de la joie. Et pour qui en douterait, Beethoven signe son œuvre en une seule. L’accord final de la IXème est le Ré majeur (tonalité des triomphes et des Alleluias) de la Missa Solemnis. La boucle est bouclée ! Dieu source et fin de la joie de l’Homme : qui mieux que Beethoven pouvait le mettre en musique ?

Cyril Brun

En voici un trop court mais merveilleux extrait par mon maître Yakov Kreizberg

Onéguine, l’intense émotion d’un drame personnel à l’opéra de Rouen

Pour être tout de suite honnête, nous avons voulu donner un titre positif à la représentation d’Eugène Onéguine à l’opéra de Rouen, mais il nous a fallut attendre les dernières minutes pour en trouver le motif.

Tout au long de la soirée, l’impression dominante a oscillé entre « une mise en scène confuse » et « complètement à côté de la plaque ». Et si c’est bien ce qui a présidé à cette interprétation de l’œuvre de Tchaïkovski, il faut reconnaître que l’extrême fin de la dernière scène était d’une très grande profondeur émotive due à une très grande qualité d’interprétation, de voix et de puissance des deux solistes, Anzhelika Minasov, profondément grande et grave en Tatyana et de  Konstantin Shushakov, Onéguine bouleversant de réalisme.

Cette sortie par le haut est d’autant plus inattendue que tout l’opéra s’est noyé dans la confusion. On cherche Tchaïkovski dans les ajouts politiques, on peine à voir la psychologie des personnages, thème pourtant central de l’œuvre, dans le brouhaha d’une mise en scène aux antipodes de la simplicité voulue par le compositeur.

A dire vrai, la surcharge de décors et de personnages sur scène noyait les individualités, là où elles étaient écrites pour ressortir, de sorte que les voix se succédaient en pièces plus isolées que les scènes découpées par le compositeur lui-même. Des voix dans l’ensemble pourtant belles et imposantes, parfois fragiles, souvent intenses. Mais toutes perdues dans un galimatias informe de surcharge scénique et plus encore de décalage entre les paroles et la mise en scène.

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L’orchestre pour sa part semblait vouloir jouer seul une suite symphonique souvent bien éloignée de ce qui se passait sur scène, mais d’une agréable facture quoique l’interprétation ait misé essentiellement sur les reliefs sonores et les nuances, plus que sur la tension harmonique pourtant pensée pour souligner le drame, il est vrai totalement brouillé par la confusion scénique.

Mais, le dernier tableau, précisément dépouillé de mise en scène dans le simple face à face des deux amants, comme l’avait pensé Tchaïkovski, donna, lui, toute sa puissance dramatique, mettant en relief et les voix et l’orchestre, pour emporter d’un souffle coupé toute la salle au cœur même du désespoir d’Onéguine.

Spectacle entendu le 24 mai 2019 Théâtre des Arts

Voir notre explication de l’œuvre

Avant d’aller entendre Onéguine, quelques clefs d’écoute

Eugène Onéguine, au carrefour des cultures musicales

Comme dans bien des compositions de Tchaïkovski, lorsque je me penche sur l’étude de la partition d’Eugène Onéguine, j’ai décidément du mal à comprendre comment on a pu enfermer le maître russe dans l’étiquette tellement réductrice du conservatisme. Sclérose si facile d’une comparaison avec le groupe des Cinq dont les objectifs étaient d’une autre nature. Là où Rimski-Korsakoff et ses amis ouvraient les portes de la richesse russe traditionnelle mais résolument novatrice, Piotr, lui, se plaisait à mettre en musique le carrefour culturel qu’était la Grande Russie.

Qui peut oublier la tradition d’accueil de la cour des Tsars et des tsarines, comme la Grande Catherine qui ouvrait ses portes aux artistes et auteurs de toute l’Europe. Une Russie si fière d’elle-même qu’elle savait de tout temps assimiler les apports de l’Occident, sans jamais laisser croire qu’elle perdait ses racines.

La musique de Tchaïkovski, puisée au Bel Canto comme à la tradition française, lyrique mais aussi populaire, enracine l’âme russe dans ses influences lointaines. Composée en divers lieux d’Europe, au fil de ses voyages de 1877/78, Eugène Onéguine est à lui seul l’expression de cette unité réussie qui pose sur une histoire de son pays, l’universel des sentiments, que la passion russe réhausse de drame, quand l’Italie les pare de légèreté quel que fut le vérisme d’un Verdi.

Outre le style propre à Tchaïkovski qu’on reconnait bien, les élans opératiques italiens et l’incontournable présence française à la cour de Russie, la mosaïque musicale s’inspire avec évidence des folklores traditionnels russes, campant ainsi les deux univers de l’ancienne Russie : l’ambito aristocratique empreint de culture occidentale et le monde paysan profondément slave et oriental.

Sur la poésie on ne plus russe de Pouchkine, une déclamation chantée, comme le parlé français dont l’évidence, sans les allongements infinis, ne sont pas sans un certain écho wagnérien. Echo que l’on pourrait retrouver dans l’unité du leitmotiv récurrent de Tatiana, fil de soie fragile autour duquel se tissent les sentiments les plus puissants de la pièce. Pour autant, c’est la simplicité qui intéressait le compositeur. Une simplicité non minimaliste. La construction et l’épaisseur de l’écriture orchestrale ne laissent aucun doute sur le rôle dévolu à cette simplicité. Un rôle qui est le but d’une œuvre psychologique où le sentiment s’entremêle au destin mi fatum, mi perdu, possible un jour, fuyant le lendemain.

Le style, en scènes lyriques discontinuent qui supposent le roman de Pouchkine connu du public, n’est que la mise en évidence des passions, des émotions, dont la pièce n’est que le prétexte. A l’histoire opératique construite, s’imposent des « arrêts » sur images émotionnels, véritables fil-rouge dont le quotidien russe, frais et enlevé, autant que sobre est un filigrane discret.

En choisissant de donner à sa pièce, le décor ordinaire et bien connu de son public, Tchaïkovski, lui permet de se concentrer sur les personnages. En laissant en pointillés l’histoire, il met en relief les tableaux des passions et des sentiments que pour plus de fraicheur et de vérité il avait voulu confier aux jeunes étudiants du conservatoire lors de la première représentation au Petit Théâtre du Collège Impérial de Musique.

On comprend, à cette exigence, qu’Onéguine n’est pas un opéra imposant de puissance, mais intime, laissant aux artistes de camper les sentiments et à l’orchestre de souligner l’intensité émotionnelle, qu’elle soit dramatique ou festive. Et c’est bien en miroir du bal et des apparitions paysannes qu’il faut écouter les trois scènes clefs de l’œuvre, la lettre d’amour de Tatiana, les troubles de Lenski avant le duel et le drame ultime d’Eugène.

Au carrefour des styles musicaux, Tchaïkovski utilise tous les ressorts de la dramaturgie musicale pour dire les sentiments, camper les décors contemporains pour rehausser l’intensité émotive, de sorte que cet opéra remplit à plein son rôle premier : parler aux notables russes d’alors des sentiments les plus intimes et violents qui se tissent autour de l’amour quand les destins se manquent, se croisent sans se voir. En d’autres termes, l’amour refusé un jour par la légèreté de la jeunesse est perdu pour l’homme mûr qui se réveille trop tard, comme pour la belle que la vie a entrainée dans d’autres bras, moins aimés, mais plus présents.

Alors question interprétation, cette œuvre, voulue simple, ne l’est guère, tant il faut subtilement unifier des genres aussi variés que bien posés et entremêlés. Certains parviendront à l’osmose originale, d’autres feront le choix d’unifier en un seul des styles, ce qui, à mon avis serait un appauvrissement, d’autres encore attribueront aux scènes ou aux personnages l’un ou l’autre style, d’autres enfin alterneront selon la dominante, ce qui serait « simplistement » binaire.  

Quant à la mise en scène, on peut reproduire l’esprit aristocratique russe et paysan de l’époque, qu’une restitution « historiquement informée » pourrait justifier, mais aussi poser comme Piotr, un décor suffisamment familier au public d’aujourd’hui pour qu’il se concentre sur le message psychologique que le maître adresse à chaque amour comme un avertissement aux occasions manquées.

A l’opéra de Rouen du 24 au 28 mai 2019

Opéra de Rouen – Que vous réserve la saison 2019/2020 ?

Incontestablement enfin, l’opéra de Rouen sort du tunnel dans lequel il semblait s’endormir depuis le départ de Daniel Bizeray.

Loïc Lachenal nous a concocté une saison puissante, massive, riche, variée que nous avons grande impatience de découvrir et de vous faire découvrir au fil de la saison dès septembre prochain.

Voici en avant première quelques plats du vaste menu qui passera en revue 500 ans de musique.

7 grandes œuvres lyriques et 17 rendez-vous symphoniques qui n’oublieront pas les 250 ans de Beethoven, l’année Offenbach ou l’anniversaire Berlioz.

Pour garder en haleine les présentations au public nous ne vous donnons que les grandes lignes. Mais chaque titre regorge de surprises de qualités uniques.

Barbier de Seville ( diffusion sur écran dans 15 lieux Normands) avec une mise en scène Pierre-Emmanuel Rousseau (qui nous avait offert un splendide Comte Ory cette année. Voir notre article)

Der Freischütz ( avec Stanislas de Barbeyrac)

Le postillon de Longjumeau ( coproduction avec l’opéra comique)

Coronis (une zarzuela espagnole d’époque baroque) avec Vincent Dumestre et le Poème harmonique. Quasiment une création mondiale. 

Tosca mis en scène par David Bobée ( directeur du cdn de Rouen qui nous laisse le souvenir d’un époustouflant Peer Gynt cette saison. Voir notre article dans notre numéroi de décembre 2018)

Sersée de Haendel 

Mac Beth de Dusapin. Création mondiale décors pharaonique en vue.

La saison symphonique n’est pas moins impressionnante

⁃ Concerto l’empereur de Beethoven  ⁃ Deuxième concerto pour piano de Chostakovitch avec Alexandre Taraud ⁃ IVème et Vème de Beethoven ⁃ Berlioz ⁃ Un inédit d’Offenbach ⁃  L’ouverture de Tannhauser ⁃ Un vrai retour du baroque avec Don Juan de Gluck ( entre autre)

Et une note gourmande étendue à 18.30 avec apéro !

Quant à la Chapelle Corneille avec une quarantaine de concerts dont


⁃ Les sœurs Labèque  ⁃ Les intégrales des sonates pour piano de Beethoven ⁃ Accentus avec la liturgie de Saint Jean Chrisostome de Rachmaninov   ⁃ B’Rock sur instruments anciens avec une Passion selon Saint Jean de Scarlatti  ⁃ Quatuor Debussy
La programmation d’une dizaine de concerts de L’etincelle 
Mais aussi la maison illuminée pour des week-end participatifs avec le public en concert Week-end avec Beethoven et le Concours baroque Corneille

Nous n’en dévoilons pas plus, il y aurait tant à dire encore de cette passionnante aventure qui nous attend tous à la rentrée. La présentation au public de jeudi et samedi devrait vous enchanter avec plus de détails et la passion de Loïc Lachenal.


Les 7 dernières paroles du Christ, un tremblement de terre sans séisme.

Malgré la déchristianisation du pays, les programmations musicales suivent toujours le tempo liturgique chrétien. Concerts de l’avent, de noël et chapelet d’œuvres en lien avec la passion du Christ dans le temps qui précède Pâques. Cette année, l’opéra de Rouen a choisi de présenter un des grands moments musicaux du genre, avec les 7 dernières paroles du Christ de Haydn. Une œuvre majeure à la croisée des chemins. Chemins spirituels bien entendu, chemins d’écriture musicale, chemin des genres musicaux. Spirituellement l’œuvre est une médiation. Précisément elle est la méditation du fervent Haydn sur cette page dramatique de la spiritualité chrétienne. Par sa partition, le maître joyeux nous livre sa propre relation au mystère de la mort du Christ. Et chose étonnante pour qui s’approche de des interlignes musicales, toute l’œuvre de l’introduction au tremblement de terre final est une respiration. Respiration du Christ en croix, respiration du fidèle haletant lui aussi face au drame. Mais de cette tension respiratoire se dégage, comme toujours chez Haydn, une forme de sérénité au cœur même de la tragédie messianique.

Pour autant, cette médiation reste une construction classique et à la différence d’un Christ au Mont des oliviers beethovenien, Haydn n’a pas pour ambition d’imposer sa vision de l’agonie christique. Et ce d’autant moins que l’œuvre était à l’origine destinée à scander la prédication de l’évêque de Cadix pour le Vendredi Saint. En ce sens, on peut trouver légitime l’intention des metteurs en scène, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, de déporter le cœur chrétien du message musical vers une médiation a ou inter religieuse, prenant le parti que le public puisse « comprendre sans analyse intellectuelle ». Etonnant chant lexical, oxymore à lui seul puisque comprendre et intellectuel se retrouvent dans leur définition propre pour « décrypter de l’intérieur, faire le tour d’une chose pour la cerner ». Ce que voulait sans doute la mise en scène se rapportait davantage à l’impression, au ressenti que nous aurions dû retrouver dans ces images d’un public filmé à Jérusalem en train d’écouter l’œuvre de Haydn. Mais soyons honnête, nous avons surtout vu défiler, avec de vraies longueurs, des personnes sans l’ombre d’une expression et visiblement plus gênées d’être filmées qu’emportées par l’émotion. Les textes qui entrecoupaient l’œuvre, tenant la place initiale du prédicateur, apportaient des éclairages variés qui, à la différence de l’intention annoncées, tendait plutôt à imposer une interprétation du mystère qu’à le proposer. Une interprétation bigarrée et sans unité. Peut-être était-ce là la manière de proposer en offrant différents visages.

Musicalement, nous avons eu plaisir à retrouver l’orchestre de l’opéra de Rouen. Une main pour le conduire a suffit à redonner toute sa force et sa qualité de jeu à l’ensemble de la phalange rouennaise. Pour autant, si l’exécution était propre et plaisante, il manqua de part en part cette respiration si emblématique de l’œuvre. Les notes s’enchaînaient sans vie. Les accents étaient plaqués sans âme. La démonstration musicale fut finalement agréablement plastique et les seuls reliefs se nichaient dans les nuances, laissant s’écouler une partition qui pourtant n’est que respiration. De forts beaux passages assurément, mais trop policés, s’achevant dans un tremblement de terre sans séisme.

Cyril Brun

Concert entendu le 15 mars 2019 – Théâtre des Arts, Rouen

Direction musicale Andreas Spering

Comédienne Marina Hands
Installation et vidéos Clarac-Deloeuil > le lab
Lumières Christophe Pitoiset
Prise de vues Julien Roques
Montage Jean-François Hautin
Conseiller littéraire pour la sélection des textes Luc Bourrousse

Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie

Ballet de l’opéra de Bordeaux – Ambiance Zénith au Théâtre des Arts.

Ce fut probablement une soirée inattendue pour une grande partie du public. D’ailleurs ma voisine est repartie mi-figue mi-raisin, un rien boudeuse, de ce qu’elle a ressenti comme un iconoclasme dans le saint des saints des Arts classiques de Rouen. Il n’empêche, la salle était surchauffée pour un spectacle qui s’acheva sous un tonnerre d’applaudissement. Venir à l’opéra pour se retrouver dans une ambiance digne de l’Olympia ou du Zenith a de quoi décontenancer, reconnaissons-le. Pourtant le glissement du ballet classique à la scène grand show s’est réalisé avec le naturel du talent et du comique.

Installés sur les velours rouges de l’amphithéâtre, le public sagement attentif, a pu se laisser toucher par le très beau « ballet du sabre », cette « Petite mort », du chorégraphe Jiri Kylian, sur deux extraits de concertos pour piano de Mozart. Cependant, déjà dans ce premier ballet, quelque chose de différent, de moins habituel nous intrigue. Exécution impeccable, à deux ou trois discrets piétinements près, ce n’est pas la grâce qui faisait l’unité attendue du ballet, mais la souple massivité des danseurs qui donnèrent, hommes comme femmes, une assise puissante, comme émanant des sabres eux-mêmes. Ce qui aurait pu sembler déconcertante lourdeur, se faisait surgissement charnel. Au ballet habituellement léger et presque séraphique s’est imposé, l’incarnation charnelle d’une puissante humanité. Cependant, les membres plus jetés que mis en mouvement tenaient plus du gymnaste que du danseur. Mais peut-être était-ce volontaire, comme appui de cette masse virile en mouvement.

Mêmes impressions pour la chorégraphie de Béjart, « le chant du compagnon errant », sur un lieder de Mahler. Duo massif de deux hommes, comme l’animation irréelle de statues antiques, laissant, outre le talent des danseurs, une place aux expressions du visage. Le Ballet de l’opéra de Bordeaux nous rappelle subitement que la danse, perçue comme ce jeu de corps souples et enchanteurs, c’est aussi un spectacle d’acteurs.

C’est bien ce surgissement personnalisé de l’anonyme d’un ballet réglé qui fit le succès de la troisième partie. Danseurs, acteurs, comiques, la troupe s’est livré à un spectacle complet d’un tout autre genre. Sur une chorégraphie d’Ohad Naharin, c’est un véritable show de ballet qui enthousiasma le public. Qualité de danseur, révélation de comique, jeux d’acteur, le ballet « petits pas » s’est métamorphosé en chorégraphie contemporaine, sur base classique. Un mélange étonnant, qui parfois semblait brouillon, tel l’impro d’un rap de banlieue ou comme dans une boite de nuit, mais qui se récupérait toujours dans un ensemble réglé qui n’était pas sans rappeler le Jumpstyle.

Cyril Brun

Spectacle vue le 8 mars 2019 – 20 heures – Théâtre des Arts

Ballet de l’Opéra National de Bordeaux

Felice Barra, Natalia Butragueño, Emilie Cerruti, Kase Craig, Marini Da Silva Vianna, Guillaume Debut, Vanessa Feuillatte, Anna Guého, Marina Guizien, Ryota Hasegawa, Marina Kudryashova, Diane Le Floc’h, Alice Leloup, Austin Lui, Roman Mikhalev, Nicole Muratov, Alvaro Rodriguez Piñera, Oleg Rogachev, Neven Ritmanic, Perle Vilette, Marc Emmanuel Zanoli

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Louées soient-elles – Idéologiquement douteux, excentriquement ennuyeux.

Décidément la saison 2018/19 des maisons de production rouennaises sera placée sous le signe de la politique. Et aller au concert, au théâtre, pour se retrouver en meeting politique, qu’on partage ou non les convictions de l’auteur ou du metteur en scène, finit par être un rien pénible. L’art est engagé, on le sait et bien des auteurs du XIXème siècle se sont essayés, vainement, à écrire sur « rien ». Mais tout engagement n’est pas forcément tribune politique et plus elle l’est subtilement plus le message passe. C’est la force des grands maîtres dont malheureusement notre temps est en carence. Il semble donc que toutes les productions rouennaises, entre autres engagements, aient pris celui de la défense de la femme. Terrain glissant, on va, facilement, me taxer de macho, alors que je ne veux parler que d’art et de justesse, pour ne pas dire de justice. Il est heureux que des mises en scènes, des thématiques, nous rappellent que malgré les apparences et l’air du temps, l’égalité homme femme ne va pas toujours de soi et que même, par certains côtés, elle régresse, n’ayons pas peur de le dire. Il n’est pas inutile de rappeler que la condition de la femme n’a pas toujours été des plus enviables à travers l’histoire. Mais d’une part en faire le leitmotiv d’une saison devient indigeste pour qui suit l’ensemble des spectacles, et d’autre part, encore faut-il que l’idéologie ne devienne pas mensonge historique et contrefaçon aveuglée.

Nous avions déjà eu une interprétation très capillotractée de la place de la femme dans Butterfly, mais plaquer une conception de la vie du XXIème siècle pour comprendre une œuvre du XVIIème n’est ni plus ni moins qu’un anachronisme qui renverrait en seconde session un étudiant en histoire.  Ainsi prendre comme clef de lecture le très idéologique ouvrage de Catherine Clément, L’opéra ou la défaite de la femme, pour n’y voir que femmes oppressées, est un aveuglement à courte vue. D’une part c’est situer le drame d’histoires privées et amoureuses porteuses de sentiments propres en dehors du contexte qui intéressait les auteurs, à savoir les passions. D’autre part c’est occulter bien des compositions où la femme est victorieuse, puisqu’on veut, à tout prix, la mettre en conflit avec l’homme (n’est-ce pas l’objet de l’affiche du spectacle ?) Il me semble que dans la Vie parisienne, les femmes triomphent des hommes, tous bernés. Que dire de Falstaff ? Qui tient la dragée haute sinon Lady MacBeth ? Dans tellement d’opéra l’homme est montré faible et lâche, poussé par le seul courage de leur épouse ou maitresse. Quant à Carmen dont on fait la victime, n’est-elle pas l’artisan de sa propre destruction ? Le combat qui l’oppose à Don José n’est pas idéologique, elle l’a en son pouvoir par la passion qu’elle a suscité. Et ce n’est pas une société oppressante qui l’a condamnée, mais la douleur folle d’un homme blessée par le pouvoir d’une femme. Comment tenir le leitmotiv de la défaite des femmes face à Cosi fan Tutte, dont la partition mozartienne, malgré l’intention des commanditaires impose la victoire des femmes. Et enfin combien de servantes sont les grands génies par qui triomphe l’opéra ?

Bref défendons la femme, mais respectons la vérité et ne tirons pas l’histoire à soi, ne manipulons pas le public, au contraire donnons-lui accès à la vérité du beau. Le laid (en l’occurrence ici l’inégalité hommes femmes) n’en ressortira que plus violemment.

Que dire enfin de la mise en scène répétitive ? Sur un plateau tournant invariablement, les cinq femmes évoluaient aussi ennuyeusement que l’essai de motorisme bruyant qui servait d’intermède aux pièces choisies de Haendel pour composer des images de femmes dans leurs airs les plus tragiques, oubliant les femmes fortes, à poigne et dominantes. Les excès de transe mettaient-ils à l’honneur la femme ou leur donnait-elles le rôle pulsionnel de démons exorcisés ?

Heureusement dans un certain brouhaha épuisant, l’orchestre de l’opéra de Rouen nous servit une fort belle ouverture. Un orchestre propre au style baroque assumé, malgré de récurrentes lourdeurs sur les accents. Aude Extrémo, magnifique voix, charnelle et d’une grande présence dramatique, malgré des vocalises parfois essoufflées. Profonde mais très technique Yun Jung Choi qui nous offrit le plaisir d’une très belle qualité vocale, manquant peut-être de vie et d’expressivité. Enfin, regrettons que l’orchestre ait-été sonorisé donnant l’impression de venir au spectacle comme on écoute un CD, perdant ainsi toutes les richesses et subtilités que pourtant l’orchestre ce soir nous réservait.

Cyril Brun

Spectacle entendu le 26 février 2019 – Chapelle Corneille

Direction musicale Iñaki Encina Oyón

Mise en scène David Bobée & Corinne Meyniel
Dramaturgie Corinne Meyniel
Composition électroacoustique Marc Baron
Co-composition Felix Perdreau

Soprano Yun Jung Choi
Mezzo-soprano Aude Extremo
Artiste circassienne Elise Bjerkelund Reine
Artistes chorégraphiques Ella Ganga & Xiao Yi Liu

Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie

Co-poduction avec le CDN

Nos photos @Arnaud Bertereau

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