Passion Cocktail ! Julien Esnol, l’anecdote qui donne vie au shaker !

Après une école hôtelière, quelques années dans la communication et la relation clients et deux ans passés à apprendre à La Fée Torchette, rue des Augustins, à Paris, auprès de David Tanguy, pour lequel il ne tarit ni d’éloges ni de reconnaissance, Julien Esnol, à trente-trois ans, réalise un rêve qu’il met à la portée de tous, la mixologie. Depuis un an au Petit Bar (voir notre article p…), il s’en donne à cœur joie du matin au soir. En coulisse aux premières heures du lever, plongé dans les livres sur l’histoire du cocktail et aux ultimes confins de la nuit à préparer, servir et par-dessus tout raconter l’histoire qui s’exhale de cette science à déguster qu’est la mixologie. En exclusivité pour les lecteurs de Rouen SurScène, Julien Esnol, nous livre avec exaltation, les secrets des barmans, les anecdotes enfouies dans nos verres, tout autant que l’histoire des alcools et des « coquetels ».  (À lire avec la fièvre de la passion !)

Rouen sur Scène – Le cocktail est à la mode aujourd’hui, mais en a-t-il toujours été ainsi ?

Julien Esnol – Pas vraiment. Il y a deux grandes phases dans l’histoire du cocktail. Celle, contemporaine, des années 90, avec pas mal de nouveautés et celle des « usages anciens » qui correspond à la prohibition aux États-Unis. Entre-deux, disons de 1945 à 1990, l’engouement pour le cocktail s’estompe sans disparaître non plus. Mais on trouve des cocktails déjà avant les années 20, même si on n’appelait pas ainsi ces mélanges. L’ancêtre du cocktail apparaît vers 1700 en Angleterre, mais il est difficile de dater tout cela. Comme en cuisine, le cocktail est une histoire d’anecdotes, d’opportunité et parfois de hasard. Prenez par exemple le grog. C’est une invention de l’amiral Vernon, un officier anglais. La marine royale prévoyait du rhum dans le paquetage, mais l’amiral Vernon, surnommé Old Grog, trouvait que ses marins buvaient trop. Il décida de couper le rhum à l’eau chaude. Vers 1740, le Grog était né !

À peu près à la même époque, l’infanterie britannique se met au gin qui est pourtant plutôt d’origine belge et néerlandaise, en raison des zones de production du genièvre. Les troupes anglaises profitent du paquetage de leurs alliés et finissent par l’intégrer au leur

Dans les Indes – alors colonie britannique –, pour lutter contre la malaria les soldats mélangent le gin avec une boisson locale à base de quinine, c’est de là que va naître plus tard l’Indian tonic et le gin and tonic.

 Mais tout ça correspond à des expériences ici ou là. L’essor du mélange, c’est plutôt entre 1800 et 1850.

 Jusque-là, en particulier en Europe, on buvait surtout des vins et des eaux de vie locales. Mais la crise du phylloxera (1863-1895) va modifier les habitudes de consommation. Au détriment des dérivés du raisin (vins, cognac…), les liqueurs vont s’imposer peu à peu, comme la Chartreuse, mais aussi le Calva et, l’invention du moment, la Bénédictine. Pour autant, le bar n’est pas encore ce lieu à part entière. Aux États-Unis, le barman travail dans le saloon, c’est-à-dire un endroit où l’on mange et où l’on peut boire. Ce n’est que vers 1900 que le bar prendra son « indépendance », alors qu’en Europe, on reste encore sous l’influence viennoise des cafés. On boit des alcools mais pas de cocktails.

RSS- Vous semblez dire que la Prohibition a eu une part importante dans l’histoire du cocktail et donc du bar. C’est étonnant qu’une loi interdisant la consommation d’alcool ait pu ainsi la doper et surtout être une source d’innovation.

J.E. – Oui ! Mais pourl’histoire du cocktail c’est un véritable tournant. La Prohibition commence vers 1920. Les forces mobilisées pour lutter contre la consommation d’alcool sont trop peu nombreuses. Deux mille hommes en tout pour l’ensemble des États-Unis doivent inspecter les caves, les bars, les frontières. Alors en 1922, la loi se durcit sous l’impulsion notamment des femmes qui veulent empêcher leurs maris de boire trop. L’alcool faisait des ravages, en effet, et notamment pour trouver du travail. Elles entraînèrent l’Église avec elle, car les hommes désertaient l’office pour la bouteille. Sous la pression d’une partie de la population, on a donc augmenté les forces de l’ordre et la Prohibition est devenue totale. À cette époque, à New York, 80% des procès étaient liés à l’alcool. Deux mouvements se sont développés alors. La mafia, notamment prise en main par les policiers eux-mêmes, a mis en place contrebande et corruption. D’un autre côté les barmen entraient dans la clandestinité ouvrant des speakeasy, sortes de salles cachées (dont le Petit Bar recrée l’ambiance) ou bien se sont exilés aux Caraïbes, à Cuba et en Europe où ils se sont réappropriés rhum et liqueurs. Sur place ils se sont embauchés dans les bars d’hôtel, et ont découvert de nouveaux produits. Pendant ce temps, la Prohibition faisait de nombreux morts. Les alcools arrivés en contrebande étaient trafiqués, causant des invalidités, des maladies, des morts en nombre bien plus important que la consommation d’alcool elle-même. On décida d’y mettre fin en 1933.

RSS – Et en France ?

J.E. – En France, c’est Franck Meier qui s’installe au bar du Ritz, le café parisien, aujourd’hui le Bar Cambon, avant d’ouvrir, juste à côté, en 1936, le Petit Bar, aujourd’hui le Bar Hemingway.

 Avec celui du Grand Hôtel, le Ritz est l’un des deux grands bars à cocktails de l’époque.

RSS – Vous disiez qu’il y a eu un creux dans l’engouement du cocktail à partir des années 45/50 et jusqu’à la fin des années 80.

J.E. Oui, il est difficile de savoir pourquoi, mais après la Guerre, il n’y a plus vraiment de création et on consomme autre chose. Mais dans les années 90, le cocktail revient en force. Les gens voyagent plus, séjournent à l’hôtel, consomment au bar, découvrent des nouveautés. Et puis, le film Cocktail avec Tom Cruise, a sans doute beaucoup fait aussi. Mais le cocktail change et devient plus « gastronomique ». On travaille l’esthétique, la belle présentation. On utilise de nouveaux produits, on s’en sert aussi différemment. La vie des cocktails est ponctuée par des innovations. On voit réapparaître à Paris dès 2000 des new speakeasy. On lance un festival du cocktail. Mais s’il y a un nom à retenir pour cette génération c’est celui de Sasha Petraske. Il est la référence des années 2000 ; 80% des barmen sont inspirés, formés par lui. Il avait une vraie volonté de retrouver le standing du bar à cocktail.

RSS. – Vous dites « on utilise les produits différemment ». C’est vrai que lorsqu’on regarde la carte des cocktails du Petit Bar  que vous datez, on se rend compte que les cocktails des années 30 ne sont pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui.

J.E. – Oui les goûts ont changé, mais aussi les habitudes, les connaissances et les techniques.

Aujourd’hui on propose beaucoup de cocktails « Frappés » à la glace.  Il ne faut pas oublier que les cocktails ont une durée de vie. Une durée de vie à la réalisation, les produits ont bougé entre le début et la fin de la préparation. Une durée de vie à la consommation. La glace qui fond, les arômes qui s’évaporent.

Et puis aujourd’hui on incorpore dans la préparation des saveurs qu’on ne boit pas. On s’est rendu compte que le goût passait par l’ensemble de la sphère organoleptique. Le nez prend toute sa part dans la dégustation. Ce qui nous permet l’utilisation des sprays d’extraits d’huiles essentielles. Par exemple vous avez l’huile essentielle du romarin qui interroge les capteurs du nez et sans qu’il s’attache durablement au palais.

RSS. – Y a-t-il des règles pour réaliser, créer un cocktail ? Qu’appelle-t-on cocktail au fond ?

J.E. – L’origine du mot lui-même est incertaine, mais les anecdotes sont amusantes. On sait que c’est comme ça qu’on appelait en Angleterre les chevaux de race croisés ; le muscle de la queue était coupé ce qui la redresse tel un coq. La plume de coq en tout cas était mise, pendant la prohibition, dans les verres alcoolisés.

Une autre étymologie possible viendrait de l’usage fait, vers 1834 à la Nouvelle Orléans, par Antoine Amedee Peychaud de servir son mélange dans un coquetier, le coquetèl puis cocktail.

 Mais la première fois qu’on trouve le terme c’est en 1806 dans un journal de l’État de New York, le TheBalance and Columbian Repository, dans le courrier des lecteurs, parlant de cock-tail.

Le terme mixologie, lui, apparaît dès 1856 dans le knickerbocker Magazine, aujourd’hui nom d’un célèbre cocktail.

Mais on voit apparaître des « cocktails » avant le mot lui-même, dans des manuels de bar notamment dès 1700. Ou, par exemple en 1732, on voit la création du Fish house Punch. Le Fish house était un club d’hommes, pêcheurs de Philadelphie. En 1732, les femmes sont autorisées à y venir une fois par an. Pour l’occasion, est créé le Fish House Punch à base de rhum, cognac, crème de pêche et thé

RSS. – Alors un cocktail c’est quoi ?

J.E. – C’est un mélange, d’où la mixologie, mais un mélange de trois produits, minimum, selon des règles plus ou moins issues des années 80.

Il y a la base, qui est l’alcool de base qui va donner la force du cocktail ; le corps, le soutien qui fait le lien avec le troisième produit, l’élément aromatique qui donne l’orientation de fin, finalement la spécificité du cocktail. Le corps peut être un jus, une purée de fruit ou une liqueur. L’élément aromatique, un sirop, une liqueur, un bitter.

RSS. – Un exemple pour finir ?

J.E. – Par exemple dans le « De la Louisiane », créé à la Nouvelle Orléans, pour le restaurant De la Louisiane, au XIXe siècle, mais sans date connue (comme beaucoup de cocktails qui apparaissent bien après leur création), la base est le whisky, le corps le vermout et l’élément aromatique, l’absinthe, la bénédictine et le bitter.

C’est un exemple, une base qu’on peut faire évoluer, sur laquelle on peut innover, mais si vous voulez faire de vrais et bons cocktails, il faut partir des fondamentaux, garder la base des premiers barmen. Le respect de ces bases « ancestrales » est une absolue nécessité. Si vous ne vous coulez pas dans cette tradition, vous ne pouvez pas bien mixer.

Crédit photos Julien Paquin