Nous avions à Rouen l’éducation sentimentale de Flaubert. Nous avons à présent l’éducation champagne.
Telle est la passion de Angelor Saint Preux Gauvain, en ouvrant, rue Beauvoisine, L’instant Champagne.
Pour notre site partenaire, Le vin à la bouche, Il répond à nos questions et vous dévoile les plus belles bouteilles de sa cave, pour les fêtes.
L’instant champagne, faites connaissance avec votre champagne
Comme nous vous l’annoncions dans notre article sur le champagne, nous avons profité de la récente ouverture d’une maison dédiée au champagne à Rouen pour aller plus loin que les généralités et découvrir en même temps que L’instant champagne quelques belles maisons.
Avec passion et élégance, Angelor Saint Preux Gauvain, livre ce qui lui tient le plus à cœur, une intimité avec le champagne.
Sommelier habitué des grandes tables, après avoir passé 9 mois en Champagne, rencontré et sélectionné une quinzaine de producteurs, il revient dans la capitale normande avec un projet précis, aider le client à découvrir le champagne. Plus encore, par la dégustation, l’écoute, l’échange, Angelor souhaite éduquer, donner les clefs de lecture pour que le client soit en mesure de comprendre le champagne et qu’il puisse choisir, y compris à petit prix. Car c’est un autre combat du jeune sommelier, tordre le coup à cette idée fausse selon laquelle le bon champagne c’est forcément cher.
Dans un cadre chaleureux et convivial, au nombre de places suffisamment limité pour garder cette capacité d’attention au client, Angelor est finalement un entremetteur pour vous permettre de faire connaissance avec votre champagne, celui qui vous correspond à vous.
Le vin à la bouche (LVB) : On vous sent passionné. Plus encore, on sent que vous aimé chacune des bouteilles qui sont là d’une affection contagieuse. Comment les avez-vous choisies ? Qu’est-ce qui a présidé à la constitution de votre cave ?
Angelor Saint-Preux Gauvain : Pendant mon séjour en Champagne, j’ai découvert des vignerons, des talents. Dans une boutique comme celle-ci il faut à la fois des marques et des petits vignerons. Mais, même pour les marques, j’ai choisi des maisons avec une histoire derrière, comme celle de la Veuve Cliquot par exemple. Là, comme sur les petits vignerons, il y a une histoire, une passion exigeante et du talent derrière la cuvée. Je peux raconter leur histoire au client.
LVB : Le champagne est un nom générique derrière lequel le grand public ne sait pas toujours se repérer.
Angelor : Oui. Ici, à L’instant champagne, justement on prend le temps avec chaque client pour l’éduquer au champagne si je puis dire. Mais chaque champagne est différent, avec son histoire, ses vignerons, son style. En gros il y a quand même deux grands axes. Les classiques et puis des champagnes plus personnalisés que ce soit par un passage en fût de chêne, des assemblages variés de cépages ou au contraire du 100% Pinot Meunier. Et là on peut trouver de belles surprises.
LVB : Alors comment conseillez-vous le client ?
Angelor : Au ressenti de la personnalité. Je fais déguster un premier champagne et selon les réactions du client j’affine le second choix et pareillement au troisième. Plus vif, plus doux, plus discret, c’est aussi une rencontre entre deux personnalités, celle du champagne et celle du client.
LVB : Les fêtes approchent. A partir des champagnes de votre cave que nous conseilleriez-vous pour l’apéritif ?
Angelor : Pour l’apéritif un 50% chardonnay, 50% Pinot. L’équilibre entre les cépages permet d’aller avec tout. Par exemple un champagne de chez Alain Navarre.
LVB : On est moins habitué et pourtant ce peut être féérique, que conseilleriez-vous sur un plat ?
Angelor : Cela dépend du plat, mais quelque chose de plus puissant, un blanc de noir par exemple celui d’Anthony et Clémence de Toullec, avec une belle finesse de bulles et l’acidité du Pinot noir. Ou avec du foie gras, un blanc de blanc, la cuvée prestige (premier cru) de chez Damien Buffet. Elle a un côté crémeux qui ira très bien.
LVB : Et pour le dessert ?
Angelor : Alors soit vous choisissez la sécurité avec un blanc de blanc, par exemple de chez Alain Mercier et toute la puissance du chardonnay, soit vous tentez l’aventure avec un rosé sur du chocolat. Ça c’est splendide !
LVB : Et tout cela pour quel budget ?
Angelor : Le champagne c’est la pièce maitresse de la fête. Mais ça devrait se boire en dehors des fêtes. On trouve de bons champagnes à partir de 17.90 euros, 23 euros. Evidemment, pour une rencontre romantique, je ne conseillerais pas un premier prix, parce que la fête monte en gamme, mais pour une soirée agréable entre amis, on peut déjà se faire vraiment plaisir. Justement, je voudrais pouvoir éduquer les gens pour qu’ils sachent reconnaitre et connaître le champagne.
LVB : Et si j’ai bien compris pour que chacun puisse rencontrer son champagne !
Angelor : Oui, mais aussi avec qui on le boit, en fonction de quoi, pour quoi et selon notre humeur.
LVB : Merci Angelor pour votre disponibilité et votre passion.
Le dernier numéro d’Etudes normandes vient de paraître.
En ce début d’année 2022, impossible d’échapper aux titres de la presse régionale concernant la filière équine ! Des perspectives de valorisation du fumier de cheval vers la méthanisation à la construction imminente du campus équin de Goustranville associant les compétences reconnues du Centre d’imagerie et de recherche sur les affections locomotrices équines (CIRALE) et de l’école vétérinaire d’Alfort (EnvA) afin de former, à terme, une petite centaine d’étudiants en santé équine, l’actualité accorde une place de choix au cheval et plus particulièrement à la filière équine normande.
Rien d’étonnant pour une région qui se classe en tête, à l’échelle nationale, des emplois liés à une filière aux caractéristiques plus diversifiées qu’il n’y paraît. Car derrière l’expression générique de la filière cheval dont on ne voit le plus souvent que les aspects les plus médiatisés (courses prestigieuses, éleveurs vainqueurs de courses emblématiques, prix record à une vente de yearlings…), se cachent une grande diversité d’activités ainsi qu’une multitude d’acteurs et d’initiatives. Les sports hippiques, qui concernent les courses, sont à distinguer des sports équestres (saut d’obstacles, concours complet…) et des simples loisirs. Ce numéro d’Études normandes s’en fait l’écho en apportant des éclairages spécifiques sur une filière qui place la Normandie en tête des régions françaises pour l’économie du cheval.
L’entrée en matière historique nous rappelle, ô combien, que la passion normande pour le cheval est une construction lente et patiente depuis le xviie siècle. En effet, que de chemin parcouru depuis les lieux fondateurs de la renommée normande du haras du Pin et du dépôt d’étalons de Saint-Lô ! Aujourd’hui, le Conseil des chevaux de Normandie, qui rassemble toutes les familles du cheval normand, fédère leurs acteurs et impulse des projets innovants. Pour les mener, le pôle de compétitivité national Hippolia illustre bien l’importance sociale et économique d’une filière dont les objectifs en matière de formation exigent de plus en plus la professionnalisation des métiers liés au cheval. Dans ce contexte, l’exigence de la qualité aujourd’hui convoquée pour résister à la concurrence internationale est une nécessité : éleveurs, haras et courses y contribuent depuis des décennies. Mais au-delà des élites de la filière qui sélectionnent les animaux, les hommes et les espaces, chevaux de loisirs et de trait aux fonctions renaissantes de même que poneys et ânes occupent plus largement l’espace régional. Avec 1 cheval pour 28 habitants (1 pour 63 au niveau national), la passion des Normands pour les équidés n’est pas un vain mot !
Philippe MADELINE, professeur de géographie à l’université de Caen Normandie, et Maxime JULIEN, docteur en géographie, professeur en classes préparatoires aux grandes écoles
Sommaire du numéro de Mars 2022
Dossier : Le cheval, une passion normande
Une brève histoire du cheval en Normandie du XVIIe siècle à nos jours Alain TALON, directeur du patrimoine et des musées du Département de la Manche
Les haras privés, à la base de la sélection équine Maxime JULIEN, agrégé et docteur en géographie, chercheur associé à l’ESO-Caen (Espaces et Sociétés)
Les courses, des compétitions au cœur de la filière Maxime JULIEN, agrégé et docteur en géographie, chercheur associé à l’ESO-Caen (Espaces et Sociétés)
L’équitation en Normandie : entre excellence sportive et loisirs diversifiés Fanny LE MANCQ, sociologue, maîtresse de conférences à l’UFR STAPS de l’université de Caen Normandie, et Céline VIAL, économiste, ingénieure de recherche à l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE)
Le Conseil des chevaux de Normandie, au service de la filière équine Lola QUITARD, directrice du Conseil des chevaux de Normandie
La double casquette de Laurence Meunier Propos recueillis par Jean-Jacques LEROSIER, journaliste
Apprendre les métiers du cheval par une formation spécifique Charlène LOURD, ingénieure d’études et de développement, Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE), haras national du Pin
Les chevaux de trait : déclin et renaissance Pascal BOUILLÉ, ingénieur agronome, Conseil des chevaux de Normandie
Regards variés
La Manche : approche historique d’une mer difficile Olivier CHALINE, professeur d’histoire à Sorbonne Université
Des femmes normandes dans la Résistance Marie PICARD, doctorante en sociologie, université de Rouen Normandie
Lieux de mémoire : la Lieutenance, un fleuron de la ville de Honfleur Johanne GALLET, pôle patrimoine et lecture publique, directrice de la Lieutenance, Ville de Honfleur
Pages de la fondation Flaubert : Le théâtre de Louis Bouilhet (1821-1869). Ami de Flaubert, poète et dramaturge rouennais oublié de la postérité Noémi CARRIQUE-MOUETTE, normalienne et agrégée de lettres modernes
La Normandie dans les livres
Comme toujours vous pouvez le commander sur le site de la revue ou le trouver à l’Armitière
Après des décennies de polémiques et d’absence d’écoute des messages d’alerte des scientifiques, il est désormais admis que le changement climatique est une réalité, que ces nombreuses conséquences sont en marche à l’échelle de la planète et que le rôle de l’homme au travers des émissions des gaz à effet de serre est incontestable.
Créé dès 1988 par l’ONU, le groupe d’experts inter-gouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) travaille actuellement à son sixième (déjà !) « cycle d’évaluation du climat ». Il s’organise en trois groupes de travail différents mais très complémentaires qui essaient de répondre à trois grands types de questions : bien identifier les fondements physiques du changement climatique ; mesurer son impact sur l’humanité (vulnérabilité) et imaginer des capacités d’adaptation ; proposer des mesures d’atténuation du changement climatique.
Le premier volet de ce sixième rapport est sorti en août 2021.Il dresse un tableau encore plus inquiétant que les précédents. La limite de 1,5 °C de réchauffement global, que l’Accord de Paris sur le climat de 2015 fixe à l’horizon 2100, sera probablement dépassée avant 2040. La hausse du niveau des mers est à nouveau réévaluée pour atteindre voire dépasser le mètre, selon les scénarios, à échéance 2100, en cas d’une hausse des températures atteignant les 3-4 °C.
Les graphiques de ce numéro s’appuient le plus souvent sur les deux scénarios RCP extrêmes : le RCP 2.6, le plus optimiste qui supposerait des politiques très volontaristes de réduction des gaz à effet de serre pour contenir la hausse moyenne des températures en deçà de 2 °C, et le RCP 8.5 (scénario pessimiste mais réaliste) qui verrait la température augmenter de 3-4 °C.
Bien que global, le changement climatique est très inégal d’une partie à l’autre de la planète. Il est donc important de savoir où nous en sommes dans une région comme la Normandie, notamment du fait de sa façade littorale et de l’axe de la Seine, à fortes aménités économiques et environnementales qui seront particulièrement concernées par les inondations…
C’est la raison pour laquelle le conseil régional a innové en mettant en place en 2019 un « GIEC normand » composé de 23 experts techniques et universitaires de Caen, Rouen et Le Havre et relevant de disciplines différentes. Ce groupe de travail a rendu des rapports consultables en ligne sur le site normandie.fr.
Comme le GIEC international, il aborde des problématiques très variées qui relèvent à la fois du constat actuel, des évolutions futures possibles et de leurs conséquences sur la société.
Ce sont les faits saillants de ce rapport régional qu’évoque ce dossier d’Études normandes. Nous souhaitons vivement que cette publication contribue à une meilleure sensibilisation de tous les Normands à ces enjeux climatiques majeurs d’aujourd’hui et de demain.
Pr Stéphane Costa, géographie et environnement, université de Caen Normandie, et Pr Benoît Laignel, géosciences et environnement, université de Rouen Normandie, co-présidents du GIEC normand et experts au GIEC international
Dans la première moitié du XVIII° siècle des amis férus de botanique se réunissaient dans un petit jardin du faubourg Bouvreuil, à proximité de l’actuelle rue du Champ des Oiseaux à Rouen. Cette société informelle s’intéressa progressivement à d’autres domaines comme la physique, l’anatomie et la chimie pour reprendre les termes des lettres patentes de juin 1744 par lesquelles Louis XV crée à Rouen une Académie des sciences, des belles-lettres et des arts en lui donnant pour protecteur le gouverneur de Normandie, Charles-François de Montmorency-Luxembourg.
Si deux hommes ont contribué à la création de cette société savante, Fontenelle et Le Cornier de Cideville – ce dernier condisciple et ami de Voltaire -, de nombreux artistes et savants ont élus à l’Académie : Chardin, Pigalle, Parmentier, Necker, Victor Hugo ou l’abbé Cochet par exemple.
Alors que Rouen n’a été dotée d’une université qu’en 1966, l’Académie a joué un rôle primordial pour développer le mouvement des idées. Scientifiques, médecins, historiens, artistes, esprits cultivés de toutes formations apportent leurs contributions variées puisque l’Académie a un caractère pluri-disciplinaire. Elle organise des séances publiques dont l’accès est libre et gratuit, au cours desquelles tant des académiciens que des personnalités extérieures traitent d’un sujet déterminé.
L’Académie organise également des colloques ou des journées d’étude sur un thèse déterminé : ainsi en 2015 a-t-elle examiné les enjeux de la nouvelle organisation territoriale lors du colloque Rouen : quelle métropole ? et en 2017 organisé une journée d’études à l’occasion du 500° anniversaire de la fondation de la ville du Havre. En 2019, elle a proposé un colloque à l’occasion du centenaire du parc zoologique de Clères.
Loin de rester dans un splendide isolement, l’Académie noue des partenariats. Elle a par exemple organisé en 2018 avec le Groupe d’histoire des Hôpitaux de Rouen un colloque à l’occasion du centenaire de l’armistice de 1918. Elle contribue à créer année après année une synergie avec l’Université de Toutes Les Cultures.
En 2018, elle a pris l’initiative de faire jouer par des élèves de cinq lycées de la Métropole de Rouen-Normandie une pièce de Corneille, La place royale, au cours de dix représentations publiques, ce qui leur a montré que le thème « Peut-on être libre quand on est amoureux ? » est toujours d’actualité. (nous avions fait notre dossier sur cette initiative)
Chaque année le Précis analytique des travaux de l’Académie publie le texte de ces conférences ainsi que celui de certains exposés donnés en séance privée en présence des seuls académiciens titulaires.
Au mois de décembre de chaque année civile, l’Académie tient une séance solennelle pour remettre des prix littéraires, scientifiques et artistiques à des ouvrages ou des œuvres présentant un rapport avec la Normandie ainsi qu’un prix du dévouement.
Riche de la diversité de ses membres et de leurs compétences, l’Académie poursuit sa mission en transmettant le savoir dans des domaines variés, avec le double souci de la qualité et de la communication à un large public.
Alain de Bézenac, président de l’Académie
Vous pouvez découvrir le programme de l’année par ici
Après une école hôtelière, quelques années dans la communication et la
relation clients et deux ans passés à apprendre à La Fée Torchette, rue des Augustins, à Paris, auprès de David
Tanguy, pour lequel il ne tarit ni d’éloges ni de reconnaissance, Julien Esnol,
à trente-trois ans, réalise un rêve qu’il met à la portée de tous, la mixologie.
Depuis un an au Petit Bar (voir notre
article p…), il s’en donne à cœur joie du matin au soir. En coulisse aux
premières heures du lever, plongé dans les livres sur l’histoire du cocktail et
aux ultimes confins de la nuit à préparer, servir et par-dessus tout raconter
l’histoire qui s’exhale de cette science à déguster qu’est la mixologie. En
exclusivité pour les lecteurs de Rouen SurScène, Julien Esnol, nous
livre avec exaltation, les secrets des barmans, les anecdotes enfouies dans nos
verres, tout autant que l’histoire des alcools et des
« coquetels ». (À lire avec la fièvre de la passion !)
Rouen sur Scène – Le cocktail est à la mode aujourd’hui, mais en a-t-il toujours été ainsi ?
Julien Esnol – Pas vraiment. Il y a deux grandes phases dans
l’histoire du cocktail. Celle, contemporaine, des années 90, avec pas mal de
nouveautés et celle des « usages anciens » qui correspond à la
prohibition aux États-Unis. Entre-deux, disons de 1945 à 1990, l’engouement
pour le cocktail s’estompe sans disparaître non plus. Mais on trouve des
cocktails déjà avant les années 20, même si on n’appelait pas ainsi ces
mélanges. L’ancêtre du cocktail apparaît vers 1700 en Angleterre, mais il est
difficile de dater tout cela. Comme en cuisine, le cocktail est une histoire
d’anecdotes, d’opportunité et parfois de hasard. Prenez par exemple le grog.
C’est une invention de l’amiral Vernon, un officier anglais. La marine royale
prévoyait du rhum dans le paquetage, mais l’amiral Vernon, surnommé Old Grog,
trouvait que ses marins buvaient trop. Il décida de couper le rhum à l’eau
chaude. Vers 1740, le Grog était né !
À peu près à la même époque,
l’infanterie britannique se met au gin qui est pourtant plutôt d’origine belge
et néerlandaise, en raison des zones de production du genièvre. Les troupes
anglaises profitent du paquetage de leurs alliés et finissent par l’intégrer au
leur
Dans les Indes – alors colonie
britannique –, pour lutter contre la malaria les soldats mélangent le gin avec
une boisson locale à base de quinine, c’est de là que va naître plus tard l’Indian tonic et le gin and tonic.
Mais tout ça correspond à des expériences ici
ou là. L’essor du mélange, c’est plutôt entre 1800 et 1850.
Jusque-là, en particulier en Europe, on buvait surtout des vins et des eaux de vie locales. Mais la crise du phylloxera (1863-1895) va modifier les habitudes de consommation. Au détriment des dérivés du raisin (vins, cognac…), les liqueurs vont s’imposer peu à peu, comme la Chartreuse, mais aussi le Calva et, l’invention du moment, la Bénédictine. Pour autant, le bar n’est pas encore ce lieu à part entière. Aux États-Unis, le barman travail dans le saloon, c’est-à-dire un endroit où l’on mange et où l’on peut boire. Ce n’est que vers 1900 que le bar prendra son « indépendance », alors qu’en Europe, on reste encore sous l’influence viennoise des cafés. On boit des alcools mais pas de cocktails.
RSS- Vous semblez dire que la Prohibition a eu une part importante dans
l’histoire du cocktail et donc du bar. C’est étonnant qu’une loi interdisant la
consommation d’alcool ait pu ainsi la doper et surtout être une source
d’innovation.
J.E. – Oui ! Mais pourl’histoire du cocktail c’est un véritable tournant. La Prohibition commence vers 1920. Les forces mobilisées pour lutter contre la consommation d’alcool sont trop peu nombreuses. Deux mille hommes en tout pour l’ensemble des États-Unis doivent inspecter les caves, les bars, les frontières. Alors en 1922, la loi se durcit sous l’impulsion notamment des femmes qui veulent empêcher leurs maris de boire trop. L’alcool faisait des ravages, en effet, et notamment pour trouver du travail. Elles entraînèrent l’Église avec elle, car les hommes désertaient l’office pour la bouteille. Sous la pression d’une partie de la population, on a donc augmenté les forces de l’ordre et la Prohibition est devenue totale. À cette époque, à New York, 80% des procès étaient liés à l’alcool. Deux mouvements se sont développés alors. La mafia, notamment prise en main par les policiers eux-mêmes, a mis en place contrebande et corruption. D’un autre côté les barmen entraient dans la clandestinité ouvrant des speakeasy, sortes de salles cachées (dont le Petit Bar recrée l’ambiance) ou bien se sont exilés aux Caraïbes, à Cuba et en Europe où ils se sont réappropriés rhum et liqueurs. Sur place ils se sont embauchés dans les bars d’hôtel, et ont découvert de nouveaux produits. Pendant ce temps, la Prohibition faisait de nombreux morts. Les alcools arrivés en contrebande étaient trafiqués, causant des invalidités, des maladies, des morts en nombre bien plus important que la consommation d’alcool elle-même. On décida d’y mettre fin en 1933.
RSS – Et en France ?
J.E. – En France, c’est Franck Meier qui s’installe au bar du Ritz, le café parisien, aujourd’hui le Bar Cambon, avant d’ouvrir, juste à côté,
en 1936, le Petit Bar, aujourd’hui le
Bar Hemingway.
Avec celui du Grand Hôtel, le Ritz est
l’un des deux grands bars à cocktails de l’époque.
RSS – Vous disiez qu’il y a eu un creux dans l’engouement du cocktail à
partir des années 45/50 et jusqu’à la fin des années 80.
J.E. Oui, il est difficile de savoir pourquoi, mais après la
Guerre, il n’y a plus vraiment de création et on consomme autre chose. Mais
dans les années 90, le cocktail revient en force. Les gens voyagent plus,
séjournent à l’hôtel, consomment au bar, découvrent des nouveautés. Et puis, le
film Cocktail avec Tom Cruise, a sans
doute beaucoup fait aussi. Mais le cocktail change et devient plus
« gastronomique ». On travaille l’esthétique, la belle présentation.
On utilise de nouveaux produits, on s’en sert aussi différemment. La vie des
cocktails est ponctuée par des innovations. On voit réapparaître à Paris dès
2000 des new speakeasy. On lance un
festival du cocktail. Mais s’il y a un nom à retenir pour cette génération
c’est celui de Sasha Petraske. Il est la référence des années 2000 ; 80%
des barmen sont inspirés, formés par lui. Il avait une vraie volonté de
retrouver le standing du bar à cocktail.
RSS. – Vous dites « on utilise les produits différemment ». C’est vrai que lorsqu’on regarde la carte des cocktails du Petit Bar que vous datez, on se rend compte que les cocktails des années 30 ne sont pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui.
J.E. – Oui les goûts ont changé, mais aussi les habitudes, les
connaissances et les techniques.
Aujourd’hui on propose beaucoup
de cocktails « Frappés » à la glace.
Il ne faut pas oublier que les cocktails ont une durée de vie. Une durée
de vie à la réalisation, les produits ont bougé entre le début et la fin de la
préparation. Une durée de vie à la consommation. La glace qui fond, les arômes
qui s’évaporent.
Et puis aujourd’hui on incorpore
dans la préparation des saveurs qu’on ne boit pas. On s’est rendu compte que le
goût passait par l’ensemble de la sphère organoleptique. Le nez prend toute sa
part dans la dégustation. Ce qui nous permet l’utilisation des sprays
d’extraits d’huiles essentielles. Par exemple vous avez l’huile essentielle du
romarin qui interroge les capteurs du nez et sans qu’il s’attache durablement
au palais.
RSS. – Y a-t-il des règles pour réaliser, créer un cocktail ?
Qu’appelle-t-on cocktail au fond ?
J.E. – L’origine du mot lui-même est incertaine, mais les anecdotes
sont amusantes. On sait que c’est comme ça qu’on appelait en Angleterre les
chevaux de race croisés ; le muscle de la queue était coupé ce qui la
redresse tel un coq. La plume de coq en tout cas était mise, pendant la
prohibition, dans les verres alcoolisés.
Une autre étymologie possible
viendrait de l’usage fait, vers 1834 à la Nouvelle Orléans, par Antoine Amedee
Peychaud de servir son mélange dans un coquetier, le coquetèl puis cocktail.
Mais la première fois qu’on trouve le terme
c’est en 1806 dans un journal de l’État de New York, le TheBalance
and Columbian Repository, dans le courrier des lecteurs, parlant de
cock-tail.
Le terme mixologie, lui, apparaît
dès 1856 dans le knickerbockerMagazine, aujourd’hui nom d’un célèbre
cocktail.
Mais on voit apparaître des « cocktails » avant le mot lui-même, dans des manuels de bar notamment dès 1700. Ou, par exemple en 1732, on voit la création du Fish house Punch. Le Fish house était un club d’hommes, pêcheurs de Philadelphie. En 1732, les femmes sont autorisées à y venir une fois par an. Pour l’occasion, est créé le Fish House Punch à base de rhum, cognac, crème de pêche et thé
RSS. – Alors un cocktail c’est quoi ?
J.E. – C’est un mélange, d’où la mixologie, mais un mélange de
trois produits, minimum, selon des règles plus ou moins issues des années 80.
Il y a la base, qui est l’alcool
de base qui va donner la force du cocktail ; le corps, le soutien qui fait
le lien avec le troisième produit, l’élément aromatique qui donne l’orientation
de fin, finalement la spécificité du cocktail. Le corps peut être un jus, une
purée de fruit ou une liqueur. L’élément aromatique, un sirop, une liqueur, un
bitter.
RSS. – Un exemple pour finir ?
J.E. – Par exemple dans le « De la Louisiane », créé à la
Nouvelle Orléans, pour le restaurant De
la Louisiane, au XIXe siècle, mais sans date connue (comme
beaucoup de cocktails qui apparaissent bien après leur création), la base est
le whisky, le corps le vermout et l’élément aromatique, l’absinthe, la
bénédictine et le bitter.
C’est un exemple, une base qu’on peut faire évoluer, sur laquelle on peut innover, mais si vous voulez faire de vrais et bons cocktails, il faut partir des fondamentaux, garder la base des premiers barmen. Le respect de ces bases « ancestrales » est une absolue nécessité. Si vous ne vous coulez pas dans cette tradition, vous ne pouvez pas bien mixer.
L’annulation des fêtes Jeanne d’Arc nous invite à republier cet article (22 mai 2019) du président du comité Jeanne d’arc, le professeur Jean-Pierre Chaline. Un appel pour que 2021 soit une renaissance johannique rouennaise ?
L’approche des « Fêtes Jeanne d’Arc », comme on dit à Rouen, amène à s’interroger sur la place de l’héroïne dans la mémoire locale et sur l’hommage qu’on lui rend ici fin mai.
Quiconque approche d’Orléans par les autoroutes voit des
panneaux vantant la « cité de Jeanne d’Arc » et reproduisant sa
statue équestre. Rien de tel à Rouen où, certes, une rue et un lycée portent
son nom mais où l’on chercherait vainement une telle référence et, surtout, des
célébrations comparables aux grandes fêtes orléanaises qui, chaque 8 mai depuis
1429, honorent fastueusement celle qui
délivra la ville assiégée par les
Anglais. On estime à 100 000 personnes au moins le public attiré par les
défilés – Jeanne en tête, cuirassée, sur son cheval – et autres spectacles qui
animent alors la cité des bords de la Loire. A Rouen, par comparaison,
atteint-on seulement, aujourd’hui, le millier ?
Il est vrai qu’on n’y commémore pas la même Jeanne. A Orléans, c’est la libératrice, l’héroïne victorieuse propre à susciter la ferveur populaire ; à Rouen, c’est la malheureuse victime du Vieux-Marché, rappelant un épisode beaucoup moins glorieux et même, à la limite, compromettant. Sait-on que la première statue de Jeanne au bûcher, belle œuvre romantique du sculpteur Feuchère en 1845, fut d’abord refusée par la Ville ? « On pensa que ce serait accuser nos pères d’avoir participé à ce grand forfait », écrit l’érudit André Pottier. Et si, douze ans plus tard, on finira par l’accepter, ce sera pour la mettre non sur une place publique mais dans le vestibule de la Mairie, où peu de gens aujourd’hui la repèrent…
La même réticence, suscitée cette fois par les récupérations politiques de la Pucelle, d’abord par les républicains comme Michelet, puis par une droite nationaliste et monarchiste, incitera longtemps les autorités rouennaises à refuser tout monument en ville : c’est à Bonsecours que les fidèles de Jeanne doivent se résoudre à en élever un, et c’est seulement en 1928 qu’on installera au Vieux-Marché la célèbre statue de Réal del Sarte, aucune fête officielle n’étant organisée à Rouen avant 1921 !
Une demande croissante pourtant s’exprimait, la Grande Guerre ayant exalté la figure de Jeanne, expression du patriotisme, et sa canonisation en 1920 en ayant fait une nouvelle sainte très priée. Si sa personne divisait naguère les Français, elle rassemble au contraire désormais, par-delà des querelles enfin dépassées. Et c’est, à Rouen, une municipalité de gauche, avec pour maire le radical Georges Métayer, qui va organiser superbement le Vème Centenaire du bûcher, en mai 1931. Une semaine grandiose, un immense succès avec les plus hautes personnalités tant civiles que militaires ou religieuses, dans une reconstitution historique brillamment conçue par l’architecte-décoratrice Juliette Billard.
« Jamais personne n’avait vu à Rouen une commémoration de ce genre », écrivait René Herval dans le livre d’or des fêtes, « Une unanimité que jamais nous ne vîmes, que jamais peut-être nous ne reverrons ». Difficile, en effet, de rééditer de sitôt une telle célébration, qui avait coûté un million de francs… Les années suivantes vont retomber dans une certaine routine et c’est seulement en 1956 que l’anniversaire de la Réhabilitation de Jeanne, coïncidant avec la réouverture d’une cathédrale durement frappée par les bombardements, offrira l’occasion de nouvelles grandes fêtes johanniques, en présence du président Coty. Puis c’est à nouveau la banalité, d’où émerge seulement le vibrant discours d’André Malraux en 1964, concluant par cette envolée lyrique : « O Jeanne, sans sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, […], à tout ce par quoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu »…
Jean Lecanuet
redonnera ensuite quelque lustre aux fêtes rouennaises, par son éloquence et,
surtout, par le remaniement complet de la place du Vieux-Marché, confié à
l’audacieux architecte Louis Arretche et inauguré en 1979 avec l’église
Sainte-Jeanne d’Arc attendue depuis si longtemps. Ensuite, seule l’ouverture en
2015 de l’Historial, donnant enfin à Rouen un vrai musée johannique, devait
marquer ces dernières années, les fêtes tendant à se réduire à quelques
discours et gestes rituels très respectables mais n’attirant pas les foules.
Ainsi, Rouen, loin de la ferveur orléanaise qui renaît
chaque année depuis bientôt six siècles, n’arrive à célébrer vraiment Jeanne
d’Arc que par intermittence, avec quelques grands moments sortant d’une
banalité routinière. Souhaitons donc que l’année 2020, qui sera celle d’un
double Centenaire, celui –religieux – de la canonisation de sainte Jeanne et
celui –laïque- de la loi du 10 juillet 1920 instituant une fête nationale de
Jeanne d’Arc « patronne du patriotisme », soit l’occasion d’une de
ces mémorables célébrations qui firent tourner tous les regards vers Rouen. La
Mairie, l’Archevêque, le Comité rouennais d’hommage à Jeanne d’Arc, ainsi que
l’Historial et des associations comme
l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Rouen s’y emploient et préparent un programme varié, étalé sur
l’année 2019-2020, pour que la capitale normande qui vit son martyre redevienne
à cette occasion cité de Jeanne d’Arc.
Jean-Pierre Chaline
Pour en savoir plus : voir J.-P. Chaline, Rouen et Jeanne d’Arc. Un siècle d’hommages, Rouen, Société de l’Histoire de Normandie, 2012
Cyril Brun, parmi de
nombreuses autres activités, est directeur artistique de E-scène, rédacteur des
rubriques musicales de Rouen sur Scène. Il a été directeur artistique du
festival Classique en mer, directeur artistique et musical de l’Institut de
musique sacrée de Toulou, directeur artistique et général de l’abbaye de Fécamp,
il a dirigé plusieurs ensembles en France et est auteur d’articles de musicologie
et d’un ouvrage sur le Requiem de Mozart. Rouennais depuis 1999, il ne comprend
toujours pas pourquoi il n’y a pas de festival Boieldieu à Rouen.
Romain de La Tour :
Cyril Brun, depuis de nombreuses années que je vous connais, vous revenez
régulièrement à la charge sur une idée qui vous est chère, celle d’un festival Boieldieu
à Rouen. Alors inversons les rôles et profitez de la tribune de ce journal pour
nous dire pourquoi.
Cyril Brun : J’ai été
surpris en effet dès mon premier séjour à Rouen, en 1999, comme assistant
éclair à la maîtrise de la cathédrale, de voir que pour les Rouennais, Boieldieu
ce n’est qu’un pont enjambant la Seine, alors que c’est un immense musicien qui
a apporté beaucoup à la musique et à la musique française en particulier. Mais
vous savez, ce n’est pas le seul oublié des musiciens rouennais. J’avais écrit
un article l’an dernier sur ces musiciens locaux oubliés, comme Corette par
exemple. Mais pire encore peut-être, rien non plus sur Pierre Corneille ou
Flaubert et de moins en moins sur Jeanne d’Arc. Les rouennais ne se rendent pas
compte de cet immense patrimoine créatif qu’ils ont offert à la France et au
monde. C’est pourquoi, au fil des années, ma perplexité quant à l’absence de
festival Boieldieu s’est étendue à tous les autres et je rêverais, en effet, d’un
festival dont Boieldieu serait le centre, mais qui pourrait inviter les autres.
D’ailleurs un festival Boieldieu-Corneille serait à mon avis un succès
comparable aux grands festivals dédiés à Bach, Berlioz pour ne citer qu’eux.
Romain de La Tour :
Il y a déjà bien des manifestations à Rouen et nous savons que la vie
culturelle rouennaise est extrêmement riche. Ne serait-ce pas « en
rajouter » ? Y a-t-il une place pour un festival Boieldieu-Corneille ?
Cyril Brun : Non seulement je pense qu’il y a une place, mais je pense qu’il y a une place unique. Unique par le thème qui mettrait en valeur cette effervescence XVII-XIXème dont Rouen a été le théâtre et la ville elle-même pourrait s’en emparer dans une thématique festive généralisée. Imaginez les rues de Rouen, les commerces à l’heure du XVIIème et du XIXème siècle. Les musées pourraient mettre en valeur à l’occasion leurs propres collections. Les églises auraient matière s’ouvrir. Pensez à Saint Patrice particulièrement. Les Sociétés savantes regorgent de potentiels pour nous faire découvrir cette période si riche de la capitale normande. En dehors même de l’aspect musical, nous avons déjà là un formidable élan d’unité et de collaboration entre tous les acteurs locaux. Une place unique parce que Corneille et Boieldieu sont de véritables monstres sacrés qui peuvent solliciter les écoles, comme l’a fait l’an dernier Alain Bézu, avec Passion Corneille et la Fabrique, en lien avec le Rectorat. Quant à la programmation elle est inépuisable et pourrait mettre en valeur la grande richesse des maisons de productions de Rouen.
Statue de Boieldieu place de la haute vieille tour
Romain de la Tour :
Ce que vous proposeriez en somme c’est une grande participation commune, une
forme de démarche culturelle rouennaise.
Cyril Brun : En
quelque sorte oui. Vous savez comme moi, pour arpenter toutes les salles et
maisons de productions rouennaises combien les publics se mélangent peu. Le
public de l’Etincelle n’est pas celui du CDN qui n’est pas celui de l’Opéra qui
ne recouvre qu’en partie celui de la Chapelle Corneille, pour ne parler que des
grosses institutions. Pourtant, nous avons sur la ville de Rouen, une étonnante
vitalité et un nombre incroyable de formations musicales et de maison de
production. La Maison illuminée, Le Poème harmonique, Accentus, les différents et
nombreux chœurs régionaux de belle qualité, l’Opéra bien entendu, mais encore,
Les Mélanges, la maîtrise de la cathédrale, le théâtre du Robec, le
conservatoire, mais aussi la faculté de musicologie et j’en oublie. Sans avoir
à aller chercher au national et à l’international, nous avons de prestigieuses
têtes d’affiche sur les bords de Seine. Ces têtes d’affiches travaillent du
reste elles-mêmes suffisamment avec des artistes internationaux pour ouvrir un
tel festival.
Romain de la Tour :
Tous ces ensembles ont leur propre programme, plus ou moins concerté déjà et
les salles sont souvent bien prises.
Cyril Brun :
Justement la richesse est déjà là. Une saison musicale se programme 12 à 18
mois à l’avance, parfois plus. En se coordonnant, il n’est pas impensable à ces
formations de consacrer sur un temps commun, un spectacle de leur programmation
annuelle. Si par exemple nous nous mettons d’accord sur un long week-end, celui
de la Pentecôte pour viser le soleil normand par exemple, chacun peut
programmer dans son répertoire comme dans son budget qu’un concert soit donné
ce week-end-là. Concrètement, cela n’engendre aucun coût supplémentaire du
point de vue des budgets des diverses formations. Les seuls coûts supplémentaires
seraient engendrés par la communication autour du festival, la coordination et
l’organisation de l’événementiel propre. Ce qui sur un festival n’est pas le
plus gros des coûts. Il faudrait, autour d’un thème annuel, décider d’une
programmation commune répartie entre gros concerts, mini concerts, conférence,
et master class, pourquoi pas.
Romain de la Tour : Cela
représente un travail d’organisation important
Cyril Brun : De
coordination surtout. Selon moi, nous avons tout sur place et les services
techniques et communication de la ville et de la métropole sont parfaitement
efficaces et rodés avec un événement autrement plus lourd qu’est l’Armada. Ce n’est
pas comme s’il fallait lancer un événement dans la campagne. Toutes les
institutions dont je parle sont habituées à communiquer, organiser, collaborer.
Bien entendu, cela suppose des personnes dédiées à la coordination et une
mutualisation de l’existant. Une équipe technique, une équipe artistique, une
équipe de communication dont le gros du travail consisterait à coordonner et
mettre en relation. Evidemment tout cela est plus lourd à faire qu’à exposer
dans une interview. Mais des projets autrement plus fous ont vu le jour. L’Armada
en est le parfait exemple.
Romain de la Tour : Concrètement,
vous avez une idée de ce que pourrait donner ces collaborations ?
Cyril Brun : Non et
surtout pas. Pour avoir discuté avec les uns et les autres je vois bien que
chacun, dès qu’on tire un peu le fil, a des idées qui germent. C’est cela la
plus grande richesse et finalement le travail du chef d’orchestre : mettre
en musique le meilleur de chacun dans une seule symphonie. Mais nous pouvons
imaginer que le Théâtre des Arts monte un opéra de Boieldieu, pourquoi pas la
fameuse Dame blanche ? Celui du Robec, une pièce de Corneille avec musique
de Corette interprétée par La Maisons illuminée qui aime les ouvertures aux
différents arts. Le conservatoire, réputé pour ses classes de Jazz, pourrait relire
la musique baroque dont les affinités avec le jazz ont plusieurs fois été
soulignées. Les Meslanges auraient matière à nous plonger dans les racines de
cette musique. Le Poème harmonique serait tout à fait capable d’envisager un concert
en lien avec la gastronomie. Et le CDN aurait une vision circassienne à mon
avis très apprécié d’une des œuvres de Boieldieu ou Corneille, pour n’en rester
qu’à ces compositeurs. Nous avons de bons spécialistes musicologues à Rouen. Ce
serait aussi l’occasion de promouvoir leurs travaux ou de stimuler des
contributions plus savantes.
Romain de la Tour :
Vaste tour d’horizon qui pourrait sans doute encore être enrichi.
Cyril Brun : Oui enrichit
par les acteurs eux-mêmes, mais aussi par les lieux. Le Théâtre des Arts, la
chapelle Saint-Louis, La chapelle Corneille, le théâtre des deux rives, celui
de la foudre, du Robec, mais aussi hors de la ville, comme à Bois Guillaume, ou
dans la cour de l’Hôtel de Bourgtheroulde. Et puis, d’année en année de
multiples liens peuvent créer des thèmes croisés avec les autres richesses de
Rouen, Flaubert, Monet etc.
Romain de la Tour :
Par où commencer ?
Cyril Brun : Par la
volonté de le faire. Si la volonté des artistes, des producteurs, mais aussi de
la ville et de passionnés est là, nous avons tout pour réussir.
L’œuvre de Dominique Lemaître (né à Fécamp) est connue
et reconnue nationalement et internationalement (Italie, Belgique, Autriche,
Allemagne, Pologne, Grande Bretagne, Japon, USA…). Dépassant la centaine
d’opus, son catalogue est actuellement illustré par 8 disques. Parmi les
partitions les plus représentatives, on compte des commandes de la DRAC de
Haute-Normandie, de la Région Normandie, de la Ville d’Evreux, de l’Opéra de
Rouen, du festival Automne en Normandie, du Centre culturel Juliobona de
Lillebonne, de l’Ensemble Instrumental Bernayen, de l’Ecole de musique de
Maromme, de la Société des concerts du Conservatoire de Vernon, de la Deuxième
rencontre des saxophonistes de Normandie… Par ailleurs, bon nombre de créations
ont eu lieu au Conservatoire et au Musée Malraux du Havre, au salon Livres et
Musiques de Deauville, au Printemps des poètes de Fécamp, à la Galerie Duchamp
d’Yvetot, au Centre culturel de Arques la Bataille, au Festival de musique
contemporaine d’Evreux, au Festival Voix de fête à Darnétal, à l’Eglise
d’Harfleur…
Le projet discographique du Quatuor Stanislas
d’enregistrer l’intégrale des quatuors à cordes du compositeur normand
Dominique Lemaître est l’aboutissement d’une collaboration de plusieurs années.
En 2015, le Quatuor Stanislas a interprété Lignes
fugitives à la salle Poirel à Nancy et a créé avec Kaoli isshiki Sur l’îleovale de couleur bleue dans le cadre des “Journées Européennes du
Patrimoine” à Fécamp. En 2017, cette formation de musique de chambre intègre
dans la programmation de sa saison de concert Pour voir la nuit fléchir en juin et Sur l’île ovale de couleur bleue en décembre.
Ces trois œuvres qui forment actuellement le contenu
d’un très recent CD (2019) ont été enregistrées salle Poirel à Nancy du 27 au
29 juin 2018.
De quelles oeuvres
s’agit-il ?
– Pour
voir la nuit fléchir (1991) 1er quatuor à cordes / Editions Jobert
Commande de la DRAC de Haute Normandie – Lignes fugitives (2009) 2ème quatuor à cordes / Editions Musicales Rubin Commande du Festival Normandie impressionniste
– Sur l’île ovale de couleur bleue (2015) pour soprano et quatuor à cordes /Editions Musicales Rubin. Commande du Fonds de Mécénat Groupe Olvéa et de la Ville de Fécamp
Chacun sait que le quatuor à cordes est considéré
comme une des formations majeures de la musique de chambre. Il n’est donc pas
étonnant que les quatuors d’un compositeur jalonnent son itinéraire. C’est le
cas, lorsque l’on observe le catalogue des œuvres de Dominique Lemaître,
d’autant que l’écriture de ses trois quatuors à cordes s’étend sur vingt-quatre
années (de 1991-2015).
Créée en 1992 par le Quatuor Margand, l’œuvre Pour voir la nuit fléchir sera jouée à
plusieurs occasions par cette formation dans le cadre d’une résidence en
Haute-Normandie puis au festival de musique de chambre du Château de Grignan.
Elle sera ensuite reprise de nombreuses fois par le Quatuor Onyx notamment lors
d’un concert donné à la Cité de la Musique, ainsi que par le Quatuor Stanislas
à Nancy en juin 2017.
C’est au festival “Normandie Impressionniste” que le
Quatuor Onyx a créé le second quatuor
intitulé Lignes fugitives, qu’il
rejouera souvent en concert avant que l’œuvre soit reprise par le Quatuor
Stanislas en 2015 à Nancy. La même année, le Quatuor Stanislas et la soprano
Kaoli Isshiki donneront en création mondiale Sur l’île ovale de couleur bleue dans le cadre des “Journées
Européennes du Patrimoine” à Fécamp, avant de reprendre cet opus à Nancy, en
décembre 2017.
Pierre Albert Castanet
De l’image au son, du son à la couleur
A propos du NOUVEAU CD de Dominique Lemaître
par Sophie Renée Bernard
“La
poésie suprême n’a d’autre but que de tenir ouvertes les grandes routes qui
mènent de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas.” Sur l’îleovale de couleur
bleue, la pièce inaugurale du présent disque, semble faire écho à ces mots
de Maeterlinck. Par son titre d’abord, éminemment poétique, comme toujours chez
Dominique Lemaître, si l’on entend par là ce qui est propre à déclencher un
imaginaire, à “ouvrir en nous le ciel”, selon
les termes du philosophe Bachelard, par
l’éveil d’une activité intérieure intense. Par son origine d’autre part,
lorsque l’on sait que l’écriture du compositeur puise sa source dans l’élan
dynamique produit par la vision d’un tableau, le récit d’un mythe, la richesse
évocatrice d’une idée. De là, c’est comme si les vibrations suscitées par une
image, un vers, un concept faisaient advenir l’œuvre, non comme réalité figée,
mais comme résonance, processus illimité s’apparentant à un mouvement
d’approfondissement, de creusement des possibilités infinies du son conjuguées
à celles de l’idée génératrice.
Sur l’île ovale de
couleur bleue
est née de la contemplation de la série
des six tapisseries de La Dame à la Licorne, qu’il s’est agi pour le
compositeur de faire sonner, et d’une phrase du poète Rilke lue dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge,
inspiratrice du titre de la pièce autant que de son écriture. Le narrateur des Cahiers, “passant lentement”
devant les tapisseries, les décrit à une femme absente, Abelone, figure sans
visage dont on apprend seulement qu’elle chantait et que sur le chant “on
pouvait monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu’à ce que l’on
pensât que l’on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà.”
Rilke, s’adressant mentalement à cette femme, remarque que la Dame, entourée
d’une licorne et d’un lion, se tient hiératiquement sur “une île ovale de
couleur bleue” flottant au-dessus d’un fond rouge parsemé d’animaux et de
fleurs. Et de s’interroger devant la paix des images : “Ne fallait-il pas
qu’il y eût de la musique dans ce silence ?” Questionnement, ou vœu auquel
Dominique Lemaître, emporté lui-même par le pouvoir suggestif de la pensée
rilkéenne, répond. Dialogue silencieux, improbable entre deux œuvres, deux
artistes, peut-être trois, et davantage.
D’un
côté le poète, que les tapisseries d’Aubusson appellent du côté de la nécessité
de la musique (ceci malgré une réticence surprenante de la part de ce grand
poète à l’encontre de la musique, art temporel de l’arrachement à soi qui ne
déposerait en aucun lieu, qui ne prendrait pas forme stable contrairement à la
sculpture); de l’autre le compositeur qui fait s’élever une voix venue de nulle
part – d’un point de vue strictement musical – si ce n’est de la parole du
poète elle-même criblée d’images, de langages et d’inquiétude. Premiers
instants de l’œuvre : une voix humaine émerge (voix ductile et rigoureuse de la
soprano Kaoli Isshiki, conduite avec une intelligence, une grâce dont le jeu
subtil du Quatuor Stanislas apparaît comme le prolongement organique). D’où la
voix vient-elle ? Où commence-t-elle, où finit-elle ? D’emblée l’œuvre nous
place dans un état de question sans réponse due à une forme d’équivocité
auditive, d’indifférenciation des lignes vocale et instrumentales, par
lesquelles la voix chantée, tantôt mélancolique,
tantôt plus péremptoire, semble glisser au-dessus, en-dehors de la nappe sonore
déployée par les cordes, tantôt se fondre avec elles, dans une sorte
d’alternance océanique de flux et de reflux hors de toute métrique.
Réminiscence
mystérieuse, non fortuite, à l’écoute de Sur
l’île ovale de couleur bleue, de l’étrangeté qui saisit l’auditeur dès les
premières mesures de Pelléas et Mélisande
de Debussy. Étrangeté du lieu du
drame, entre mer et forêt, sans nom, sans indice à quoi arrimer le réel. Étrangeté des voix comme
posées sur le tapis harmonique de l’orchestre, étrangeté de ce qui se dit et
refuse de se dire. “Je ne suis pas d’ici”, murmure Mélisande égarée
au vieux roi, qui insiste : “Où êtes-vous née ?”. Besoin rationnel de
savoir, d’enfermer peut-être en une généalogie, besoin déçu jusqu’au bout.
“Oh loin d’ici, loin.” On n’en saura pas davantage. Œuvre de
l’attente, comme l’est Sur l’île ovale, et de la sensation inexplicable d’une profondeur
du temps mêlé à une mémoire insondable. Attente d’un événement, attente d’un
sens, d’un développement, suspension d’un temps qui serait orienté, suspension
modale à la limite de la consonance : l’on est dans la durée pure, ou plutôt
dans l’immobilité de l’attente jamais comblée et néanmoins remplie de la
présence spiritualisée de l’absent. Assurément la beauté de l’œuvre de Lemaître
relève de sa forme sensible autant que de la richesse des correspondances,
presque au sens baudelairien d’un continuisme des plans sensoriels et des liens
invisibles qui relient le compositeur-poète au monde et aux choses de l’esprit.
“Voici
toujours cette île ovale de couleur bleue”: l’île mentionnée par Rilke est
dépourvue de contours. Nulle réalité, nulle figuration, mais une impression d’île engendrée par la seule
collision du bleu et du rouge, une illusion optique hors du dessin, par le seul
effet d’un contraste chromatique. Cette mise en relation de l’artifice pictural
et du langage comme condition de l’existant, l’illusion signifiée
littérairement se trouvent réalisées par des moyens purement musicaux dans
l’œuvre de Dominique Lemaître. Le tuilage sonore, le mélange des timbres, le “trompe-l’oreille”,
la fusion ou le dialogue du chant et des cordes induisent un brouillage
auditif, une perte des repères sensoriels habituels ; l’hésitation récurrente
de la voix qui se fait tantôt ténue, en retrait, ou très présente, paisible ou
offensive, heurtée ou litanique, dans la confrontation avec les autres
instruments ou dans une étreinte amoureuse, semble sur le bord toujours,
suspendue, dans l’attente. De quoi ? D’un endroit où être, d’une place ?
De
nouveau, dans un geste hautement artistique, Lemaître donne à entendre les
correspondances secrètes, les résonances multiples et souterraines produites
par son rapport sensible à l’œuvre de Rilke, et aux tapisseries de la Dame à la
Licorne longuement regardées. Le chant, très expressif, ne dit cependant rien.
La voix n’est pas ici le support d’un sens, mais le déroulé d’une suite de
phonèmes, d’une langue inventée. Le compositeur parvient alors à nous installer
dans une attente indéfinie, non sans lien avec l’énigme jamais élucidée posée
par la présence de ce qui ressemble à une devise dans la sixième tapisserie : “À mon seul désir.” Le désir, tension vers ce
qui n’est pas, ouvre une dimension du temps qu’est l’avenir ; mais aussi, le
désir semble voué à rester désir : inassouvi. C’est exactement ce qu’éprouve
l’auditeur à l’écoute de l’œuvre. De même que les tapisseries nous laissent
dans l’interrogation quant à la signification de ces quatre mots prise à jamais dans le mutisme de la trame comme une
langue perdue, Sur l’île ovalede couleur bleue nous fait faire
l’expérience de l’attente dans son caractère métaphysique, en tant qu’extase,
littéralement temps vacant éclairé par la présence d’une altérité polarisatrice,
et recherche d’un sens jamais donné comme tel, mais immanent à l’œuvre dans sa
syntaxe singulière. Après la longue tenue dans le suraigu de la voix qui
confine au cri, le chant de la soprano s’apaise, se fait fragile, tandis que
les cordes opèrent une montée diatonique jusqu’à culminer sur une longue note
finale suraiguë du violon, à la lisière du silence. Pièce magnifique, toute en
retenue et sensualité que prolongent admirablement, malgré l’éloignement des
dates de leur conception, Lignes
fugitives et Pour voir la nuit
fléchir.
À
l’instar de Sur l’île ovale de couleur bleue,
Lignes fugitives se présente d’un seul
tenant tel un bloc temporel autour d’une note centre de gravité, marqué par
d’infimes variations de timbres, de textures, irrigué par ce que l’on peut nommer
une respiration interne. De nouveau, le titre de cette pièce de vingt minutes
est riche de sens. Il nous propulse au cœur de la peinture avec le concept
esthétique de ligne de fuite, mais aussi dans le tourbillon du temps, ce non
être à l’aune de l’éternité, donnant à sentir, très profondément, l’éphémère.
La beauté de l’œuvre réside certainement dans ce devenir-peintre du
compositeur, dans le devenir-couleur du son. Tout repose sur la mise en regard
d’un temps étale, apparemment statique, où se font entendre de longues tenues
d’une note, les variations des timbres et la puissance du son suscitées par l’entrelacs
ou le tissage des voix du quatuor. Les lignes instrumentales se croisent, se
superposent, se combattent, se densifient ou s’amenuisent dans l’instant de la
rencontre, donnant lieu à un processus d’intensification et de transformation
de la couleur, processus jamais achevé, comme une toile qui s’engendrerait tout
en s’abolissant, dans une succession de métamorphoses ovidiennes. Une matière
se façonne, s’effrite, se dilue. Mouvements d’émergence et de dissolution par
lesquels quelque chose éclôt sans s’épanouir totalement. L’on croit voir les
coups de brosse, le couteau, le pinceau à l’œuvre.
Tel
le peintre impressionniste cherchant à saisir sur le vif la fugacité des choses
et de la lumière, mais aussi, à mettre en avant le travail de la peinture dans
sa matérialité, Dominique Lemaître ici nous fait prendre part à une recherche
chromatique qui semble n’avoir pas de fin. Si la peinture, comme l’analysait
Bachelard, est “l’écoute des rythmes et de la matière”, on peut dire
que Lignes fugitives s’inscrit dans
cette idée par la création d’impressions chromatiques, de vibrations à la
jonction de la lumière et du son. Œuvre chatoyante, liquide, flux d’impressions
fugitives, cela n’est pas sans évoquer les “peintures remuantes” de
Bachelard à propos de l’action de la couleur, de l’activité calorique,
vibratoire, lumineuse de la pierre autant que de la mer des tableaux de Monet. La fin de la pièce nous offre de larges
aplats monochromes, effectués par le geste lent du pinceau qui voudrait
peut-être faire jaillir ultimement la lumière, dans une caresse longue qui peu
à peu s’éteint.
Avec
Pour voir la nuit fléchir, œuvre la
plus ancienne de cet enregistrement, Dominique Lemaître semble aller aux
confins de l’épure musicale, oscillant sans cesse entre le silence et le son,
l’être et le non-être, l’être lui-même n’étant pas à strictement parler,
puisque de nature temporelle. L’œuvre se déroule en lignes mouvantes continues,
desquelles surgissent de micro-événements sonores. Le compositeur nous fait
éprouver la sensation de la durée, du temps pur, cet insaisissable dont parlait
saint Augustin, “ce qui est parce qu’il n’est pas”. Œuvre aux
préoccupations métaphysiques là encore, mais sans que la rigidité ou
l’abstraction du concept n’apparaisse jamais. Le travail de Dominique Lemaître,
dans cette pièce comme dans l’ensemble de son œuvre, est d’abord un travail sur
le son dans sa physicalité, sa spécificité et sa singularité sur le plan des
timbres instrumentaux, son pouvoir sensitif, émotionnel précédant voire excluant
toute représentation ou conception. Ainsi, c’est au sein de l’expérience
acoustique que Lemaître fait vivre en nous l’inconsistance ontologique du
temps, celle-là même que Jankélévitch pointait dans
son analyse sur la musique et l’existence,
cet intervalle entre deux silences, ou deux non êtres, ce “presque
rien” qui est tout. Pour voir la
nuit fléchir nous donne à sentir musicalement, formellement l’évanescence
érigée en réalité d’autant plus précieuse qu’elle tient à un fil.
Sophie Renée BERNARD
Référence : L’intégrale des Quatuors à cordes de Dominique
Lemaître
par le Quatuor Stanislas et Kaoli Isshiki(soprano)
Pour approfondir l’œuvre et la
pensée de Dominique Lemaître :
Pierre Albert Castanet, L’Instant et l’éternité (préface de Daniel Kawka) – Entretiens avec
Dominique Lemaître, Paris, Cig’Art, 2005.
Pierre Albert Castanet, A la recherche du temps suspendu – A propos de la musique de Dominique
Lemaître au XXIèmesiècle
(préface de Biagio Putignano, postface de Dan Barrett), Château-Gonthier,
Editions Aedam Musicae, 2018.
Dernière heure :
En compagnie de
pièces de Campo, Coinel, Dufourt, Eisel, Festou et Rossé, un nouvel
enregistrement d’Echos des cinq éléments de Dominique
Lemaître vient de paraître sur le CD Azoth de la pianiste Hélène Pereira (parution chez Col Legno, CD
15003).
Les Echos des cinq éléments datent de 2003. La création
mondiale a eu lieu en 2005 à Bamberg (Allemagne) dans le cadre du festival
« Tage der Neuen Musik » par Ancuza Aprodu alors que la création
française s’est déroulée l’année suivante (par la même artiste) à
Clermont-Ferrand, dans le cadre du festival des « Musiques
démesurées ».
Émanant de réminiscences d’un voyage
en Chine, les « éléments » qui président aux Échos des cinq éléments sont le bois, le feu, la terre, le métal et
l’eau. Cependant cette partition pour piano ne se veut à aucun moment « descriptive »
(comme on le dirait d’une « musique à programme »). En fait, l’intérêt
premier réside dans l’interaction de ces cinq éléments entre eux. Ces données
sont parfois mutées en « phases », en « mouvements », en « dynamismes »…
Sui generis,
chaque « élément » en enfante un autre (en contrôlant un autre et
étant lui-même contrôlé par un autre). Ainsi, d’une certaine manière, chacune des cinq sections de la pièce
s’auto-surveille. Chaque cellule du pentateuque « reçoit / adresse des « échos
» des / aux autres », tient par ailleurs à souligner le compositeur. Ces
principes inventifs d’interaction peuvent du reste remettre en cause la
perception chronologique de l’œuvre dans sa globalité, solliciter la mémoire,
créer des doutes… tout un appareil qui n’est pas sans rappeler le propos de
compositions antérieures lemaîtrienens comme : Un instant à la fois très vague et très aigu (1993-1994, pour
sextuor : flûte, clarinette, percussion, guitare, harpe et violoncelle), Un oubli servant d’étoile (2000, pour
violon, contrebasse et piano) ou Du
mouvement et de l’immobilité (2001-2002, pour hautbois et neuf instruments)…
autantd’œuvres à découvrir de ce
compositeur normand à la production fabuleusement prolifique.
Allant du solo à la forme
concertante, du quatuor à cordes au monodrame, de l’opus orchestral à la pièce
pédagogique, le catalogue de ce musicien contemporain dépasse à ce jour la
centaine de partitions. Jouée par les plus grands interprètes d’aujourd’hui, sa
musique est reconnue internationalement.
Pour mieux connaître
cette personnalité musicale de la région Normandie, n’hésitez pas à parcourir la
sitographie sur internet :
“La
poésie suprême n’a d’autre but que de tenir ouvertes les grandes routes qui
mènent de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas.” Sur l’îleovale de couleur
bleue, la pièce inaugurale du présent disque, semble faire écho à ces mots
de Maeterlinck. Par son titre d’abord, éminemment poétique, comme toujours chez
Dominique Lemaître, si l’on entend par là ce qui est propre à déclencher un
imaginaire, à “ouvrir en nous le ciel”, selon
les termes du philosophe Bachelard, par
l’éveil d’une activité intérieure intense. Par son origine d’autre part,
lorsque l’on sait que l’écriture du compositeur puise sa source dans l’élan
dynamique produit par la vision d’un tableau, le récit d’un mythe, la richesse
évocatrice d’une idée. De là, c’est comme si les vibrations suscitées par une
image, un vers, un concept faisaient advenir l’œuvre, non comme réalité figée,
mais comme résonance, processus illimité s’apparentant à un mouvement
d’approfondissement, de creusement des possibilités infinies du son conjuguées
à celles de l’idée génératrice.
Sur l’île ovale de
couleur bleue
est née de la contemplation de la série
des six tapisseries de La Dame à la Licorne, qu’il s’est agi pour le
compositeur de faire sonner, et d’une phrase du poète Rilke lue dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge,
inspiratrice du titre de la pièce autant que de son écriture. Le narrateur des Cahiers, “passant lentement”
devant les tapisseries, les décrit à une femme absente, Abelone, figure sans
visage dont on apprend seulement qu’elle chantait et que sur le chant “on
pouvait monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu’à ce que l’on
pensât que l’on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà.”
Rilke, s’adressant mentalement à cette femme, remarque que la Dame, entourée
d’une licorne et d’un lion, se tient hiératiquement sur “une île ovale de
couleur bleue” flottant au-dessus d’un fond rouge parsemé d’animaux et de
fleurs. Et de s’interroger devant la paix des images : “Ne fallait-il pas
qu’il y eût de la musique dans ce silence ?” Questionnement, ou vœu auquel
Dominique Lemaître, emporté lui-même par le pouvoir suggestif de la pensée
rilkéenne, répond. Dialogue silencieux, improbable entre deux œuvres, deux
artistes, peut-être trois, et davantage.
D’un
côté le poète, que les tapisseries d’Aubusson appellent du côté de la nécessité
de la musique (ceci malgré une réticence surprenante de la part de ce grand
poète à l’encontre de la musique, art temporel de l’arrachement à soi qui ne
déposerait en aucun lieu, qui ne prendrait pas forme stable contrairement à la
sculpture); de l’autre le compositeur qui fait s’élever une voix venue de nulle
part – d’un point de vue strictement musical – si ce n’est de la parole du
poète elle-même criblée d’images, de langages et d’inquiétude. Premiers
instants de l’œuvre : une voix humaine émerge (voix ductile et rigoureuse de la
soprano Kaoli Isshiki, conduite avec une intelligence, une grâce dont le jeu
subtil du Quatuor Stanislas apparaît comme le prolongement organique). D’où la
voix vient-elle ? Où commence-t-elle, où finit-elle ? D’emblée l’œuvre nous
place dans un état de question sans réponse due à une forme d’équivocité
auditive, d’indifférenciation des lignes vocale et instrumentales, par
lesquelles la voix chantée, tantôt mélancolique,
tantôt plus péremptoire, semble glisser au-dessus, en-dehors de la nappe sonore
déployée par les cordes, tantôt se fondre avec elles, dans une sorte
d’alternance océanique de flux et de reflux hors de toute métrique.
Réminiscence
mystérieuse, non fortuite, à l’écoute de Sur
l’île ovale de couleur bleue, de l’étrangeté qui saisit l’auditeur dès les
premières mesures de Pelléas et Mélisande
de Debussy. Étrangeté du lieu du
drame, entre mer et forêt, sans nom, sans indice à quoi arrimer le réel. Étrangeté des voix comme
posées sur le tapis harmonique de l’orchestre, étrangeté de ce qui se dit et
refuse de se dire. “Je ne suis pas d’ici”, murmure Mélisande égarée
au vieux roi, qui insiste : “Où êtes-vous née ?”. Besoin rationnel de
savoir, d’enfermer peut-être en une généalogie, besoin déçu jusqu’au bout.
“Oh loin d’ici, loin.” On n’en saura pas davantage. Œuvre de
l’attente, comme l’est Sur l’île ovale, et de la sensation inexplicable d’une profondeur
du temps mêlé à une mémoire insondable. Attente d’un événement, attente d’un
sens, d’un développement, suspension d’un temps qui serait orienté, suspension
modale à la limite de la consonance : l’on est dans la durée pure, ou plutôt
dans l’immobilité de l’attente jamais comblée et néanmoins remplie de la
présence spiritualisée de l’absent. Assurément la beauté de l’œuvre de Lemaître
relève de sa forme sensible autant que de la richesse des correspondances,
presque au sens baudelairien d’un continuisme des plans sensoriels et des liens
invisibles qui relient le compositeur-poète au monde et aux choses de l’esprit.
“Voici
toujours cette île ovale de couleur bleue”: l’île mentionnée par Rilke est
dépourvue de contours. Nulle réalité, nulle figuration, mais une impression d’île engendrée par la seule
collision du bleu et du rouge, une illusion optique hors du dessin, par le seul
effet d’un contraste chromatique. Cette mise en relation de l’artifice pictural
et du langage comme condition de l’existant, l’illusion signifiée
littérairement se trouvent réalisées par des moyens purement musicaux dans
l’œuvre de Dominique Lemaître. Le tuilage sonore, le mélange des timbres, le “trompe-l’oreille”,
la fusion ou le dialogue du chant et des cordes induisent un brouillage
auditif, une perte des repères sensoriels habituels ; l’hésitation récurrente
de la voix qui se fait tantôt ténue, en retrait, ou très présente, paisible ou
offensive, heurtée ou litanique, dans la confrontation avec les autres
instruments ou dans une étreinte amoureuse, semble sur le bord toujours,
suspendue, dans l’attente. De quoi ? D’un endroit où être, d’une place ?
De
nouveau, dans un geste hautement artistique, Lemaître donne à entendre les
correspondances secrètes, les résonances multiples et souterraines produites
par son rapport sensible à l’œuvre de Rilke, et aux tapisseries de la Dame à la
Licorne longuement regardées. Le chant, très expressif, ne dit cependant rien.
La voix n’est pas ici le support d’un sens, mais le déroulé d’une suite de
phonèmes, d’une langue inventée. Le compositeur parvient alors à nous installer
dans une attente indéfinie, non sans lien avec l’énigme jamais élucidée posée
par la présence de ce qui ressemble à une devise dans la sixième tapisserie : “À mon seul désir.” Le désir, tension vers ce
qui n’est pas, ouvre une dimension du temps qu’est l’avenir ; mais aussi, le
désir semble voué à rester désir : inassouvi. C’est exactement ce qu’éprouve
l’auditeur à l’écoute de l’œuvre. De même que les tapisseries nous laissent
dans l’interrogation quant à la signification de ces quatre mots prise à jamais dans le mutisme de la trame comme une
langue perdue, Sur l’île ovalede couleur bleue nous fait faire
l’expérience de l’attente dans son caractère métaphysique, en tant qu’extase,
littéralement temps vacant éclairé par la présence d’une altérité polarisatrice,
et recherche d’un sens jamais donné comme tel, mais immanent à l’œuvre dans sa
syntaxe singulière. Après la longue tenue dans le suraigu de la voix qui
confine au cri, le chant de la soprano s’apaise, se fait fragile, tandis que
les cordes opèrent une montée diatonique jusqu’à culminer sur une longue note
finale suraiguë du violon, à la lisière du silence. Pièce magnifique, toute en
retenue et sensualité que prolongent admirablement, malgré l’éloignement des
dates de leur conception, Lignes
fugitives et Pour voir la nuit
fléchir.
À
l’instar de Sur l’île ovale de couleur bleue,
Lignes fugitives se présente d’un seul
tenant tel un bloc temporel autour d’une note centre de gravité, marqué par
d’infimes variations de timbres, de textures, irrigué par ce que l’on peut nommer
une respiration interne. De nouveau, le titre de cette pièce de vingt minutes
est riche de sens. Il nous propulse au cœur de la peinture avec le concept
esthétique de ligne de fuite, mais aussi dans le tourbillon du temps, ce non
être à l’aune de l’éternité, donnant à sentir, très profondément, l’éphémère.
La beauté de l’œuvre réside certainement dans ce devenir-peintre du
compositeur, dans le devenir-couleur du son. Tout repose sur la mise en regard
d’un temps étale, apparemment statique, où se font entendre de longues tenues
d’une note, les variations des timbres et la puissance du son suscitées par l’entrelacs
ou le tissage des voix du quatuor. Les lignes instrumentales se croisent, se
superposent, se combattent, se densifient ou s’amenuisent dans l’instant de la
rencontre, donnant lieu à un processus d’intensification et de transformation
de la couleur, processus jamais achevé, comme une toile qui s’engendrerait tout
en s’abolissant, dans une succession de métamorphoses ovidiennes. Une matière
se façonne, s’effrite, se dilue. Mouvements d’émergence et de dissolution par
lesquels quelque chose éclôt sans s’épanouir totalement. L’on croit voir les
coups de brosse, le couteau, le pinceau à l’œuvre.
Tel
le peintre impressionniste cherchant à saisir sur le vif la fugacité des choses
et de la lumière, mais aussi, à mettre en avant le travail de la peinture dans
sa matérialité, Dominique Lemaître ici nous fait prendre part à une recherche
chromatique qui semble n’avoir pas de fin. Si la peinture, comme l’analysait
Bachelard, est “l’écoute des rythmes et de la matière”, on peut dire
que Lignes fugitives s’inscrit dans
cette idée par la création d’impressions chromatiques, de vibrations à la
jonction de la lumière et du son. Œuvre chatoyante, liquide, flux d’impressions
fugitives, cela n’est pas sans évoquer les “peintures remuantes” de
Bachelard à propos de l’action de la couleur, de l’activité calorique,
vibratoire, lumineuse de la pierre autant que de la mer des tableaux de Monet. La fin de la pièce nous offre de larges
aplats monochromes, effectués par le geste lent du pinceau qui voudrait
peut-être faire jaillir ultimement la lumière, dans une caresse longue qui peu
à peu s’éteint.
Avec
Pour voir la nuit fléchir, œuvre la
plus ancienne de cet enregistrement, Dominique Lemaître semble aller aux
confins de l’épure musicale, oscillant sans cesse entre le silence et le son,
l’être et le non-être, l’être lui-même n’étant pas à strictement parler,
puisque de nature temporelle. L’œuvre se déroule en lignes mouvantes continues,
desquelles surgissent de micro-événements sonores. Le compositeur nous fait
éprouver la sensation de la durée, du temps pur, cet insaisissable dont parlait
saint Augustin, “ce qui est parce qu’il n’est pas”. Œuvre aux
préoccupations métaphysiques là encore, mais sans que la rigidité ou
l’abstraction du concept n’apparaisse jamais. Le travail de Dominique Lemaître,
dans cette pièce comme dans l’ensemble de son œuvre, est d’abord un travail sur
le son dans sa physicalité, sa spécificité et sa singularité sur le plan des
timbres instrumentaux, son pouvoir sensitif, émotionnel précédant voire excluant
toute représentation ou conception. Ainsi, c’est au sein de l’expérience
acoustique que Lemaître fait vivre en nous l’inconsistance ontologique du
temps, celle-là même que Jankélévitch pointait dans
son analyse sur la musique et l’existence,
cet intervalle entre deux silences, ou deux non êtres, ce “presque
rien” qui est tout. Pour voir la
nuit fléchir nous donne à sentir musicalement, formellement l’évanescence
érigée en réalité d’autant plus précieuse qu’elle tient à un fil.
Sophie Renée BERNARD
Référence : L’intégrale des Quatuors à cordes de Dominique
Lemaître
par le Quatuor Stanislas et Kaoli Isshiki(soprano)
Pour approfondir l’œuvre et la
pensée de Dominique Lemaître :
Pierre Albert Castanet, L’Instant et l’éternité (préface de Daniel Kawka) – Entretiens avec
Dominique Lemaître, Paris, Cig’Art, 2005.
Pierre Albert Castanet, A la recherche du temps suspendu – A propos de la musique de Dominique
Lemaître au XXIèmesiècle
(préface de Biagio Putignano, postface de Dan Barrett), Château-Gonthier,
Editions Aedam Musicae, 2018.
Dernière heure :
En compagnie de
pièces de Campo, Coinel, Dufourt, Eisel, Festou et Rossé, un nouvel
enregistrement d’Echos des cinq éléments de Dominique
Lemaître vient de paraître sur le CD Azoth de la pianiste Hélène Pereira (parution chez Col Legno, CD
15003).
Les Echos des cinq éléments datent de 2003. La création
mondiale a eu lieu en 2005 à Bamberg (Allemagne) dans le cadre du festival
« Tage der Neuen Musik » par Ancuza Aprodu alors que la création
française s’est déroulée l’année suivante (par la même artiste) à
Clermont-Ferrand, dans le cadre du festival des « Musiques
démesurées ».
Émanant de réminiscences d’un voyage
en Chine, les « éléments » qui président aux Échos des cinq éléments sont le bois, le feu, la terre, le métal et
l’eau. Cependant cette partition pour piano ne se veut à aucun moment « descriptive »
(comme on le dirait d’une « musique à programme »). En fait, l’intérêt
premier réside dans l’interaction de ces cinq éléments entre eux. Ces données
sont parfois mutées en « phases », en « mouvements », en « dynamismes »…
Sui generis,
chaque « élément » en enfante un autre (en contrôlant un autre et
étant lui-même contrôlé par un autre). Ainsi, d’une certaine manière, chacune des cinq sections de la pièce
s’auto-surveille. Chaque cellule du pentateuque « reçoit / adresse des « échos
» des / aux autres », tient par ailleurs à souligner le compositeur. Ces
principes inventifs d’interaction peuvent du reste remettre en cause la
perception chronologique de l’œuvre dans sa globalité, solliciter la mémoire,
créer des doutes… tout un appareil qui n’est pas sans rappeler le propos de
compositions antérieures lemaîtrienens comme : Un instant à la fois très vague et très aigu (1993-1994, pour
sextuor : flûte, clarinette, percussion, guitare, harpe et violoncelle), Un oubli servant d’étoile (2000, pour
violon, contrebasse et piano) ou Du
mouvement et de l’immobilité (2001-2002, pour hautbois et neuf instruments)…
autantd’œuvres à découvrir de ce
compositeur normand à la production fabuleusement prolifique.
Allant du solo à la forme
concertante, du quatuor à cordes au monodrame, de l’opus orchestral à la pièce
pédagogique, le catalogue de ce musicien contemporain dépasse à ce jour la
centaine de partitions. Jouée par les plus grands interprètes d’aujourd’hui, sa
musique est reconnue internationalement.
Pour mieux connaître
cette personnalité musicale de la région Normandie, n’hésitez pas à parcourir la
sitographie sur internet :
La Rédaction remercie chaleureusement André Morel pour cet article exclusif.
Gabriel Martin en 1900
Ils
étaient tous deux Rouennais, ils avaient les mêmes initiales et la même passion
chevillée au poignet … Gustave Morin et Gabriel Martin, crayon ou pinceau en
main, ont fait route commune pendant une douzaine d’années. L’exposition
« Les autres énervés de Jumièges » consacrée à Gabriel Martin qui
vient de s’achever au Musée des Beaux-Arts de Rouen, était aussi un hommage à
son professeur qui a su le guider et le conduire vers les salons d’exposition
renommés de Paris et de Rouen.
Gabriel Martin (Jules, Léon, Gabriel, Alexandre pour l’état civil) naît le 25 mai 1842 à Rouen. Il est l’aîné de quatre enfants. Les deux derniers ne survivront pas : une fille décédée à la naissance en 1846 et un garçon, Joseph, emporté à l’âge de 5 ans par une méningite foudroyante. Gabriel est le petit-fils de Jean-Jacques Martin, survivant des campagnes napoléoniennes, devenu modeste cultivateur dans le pays de Bray à Vatierville près de Neufchâtel. Il est le fils de Jean-Baptiste-Alexandre (1816-1895) « venu au monde sans aucune espèce de fortune » comme il aimait à le confier. Jean-Baptiste-Alexandre arrive à Rouen en 1840 après de brillantes études dans un pensionnat de Neufchâtel « au prix des efforts et privations de ses parents ». Il devient clerc d’huissier, 15 rue du Bac, chez Maître Bocquet auquel il succédera. Il demeure en famille,16 rue Potard, après son mariage avec Justine Lesueur, fille du percepteur de Saint- Romain de Colbosc. Naissent Gabriel en 1842 et Auguste en 1843. Tous deux sont inscrits au pensionnat de Mesnières à Neufchâtel. Études satisfaisantes pour Auguste qui après son baccalauréat fera des études de droit et deviendra commissaire-priseur. Études moyennes pour Gabriel qui quitte Mesnières en 3e. Une réelle déception pour ses parents. Que faire de lui ? Il a un certain talent pour le dessin. On l’inscrit donc à l’École de dessin et de peinture de la ville de Rouen, établissement-modèle. Cours publics gratuits de jour.
Gabriel Martin, autoportrait Gabriel Martin jeune
L’école
– on disait aussi académie- est dirigée par Gustave-François Morin (1809-1886),
bon administrateur, habile dessinateur et coloriste harmonieux. Cet artiste,
spécialiste de scènes de genre et d’histoire est bien connu dans le milieu
artistique. Il a été formé par Léon Cogniet, expose régulièrement au Salon de
Paris depuis 1833. C’est à la mort du célèbre Eustache-Hyacinthe Langlois qu’il
a été nommé directeur. Sa gestion de l’école lui vaudra la Légion d’honneur en
1863 sous le Second Empire et la conservation du Musée de Rouen en 1865 au
départ de Joseph-Désiré Court, autre peintre rouennais de talent. Morin est
adoré de ses élèves : Albert Lebourg , Léon-Jules Lemaître, Charles
Angrand, Charles Fréchon, Joseph Delattre, Henri Vignet, Louis-Émile Minet,
Gabriel Martin …..
En 1855, Jean-Baptiste-Alexandre Martin acquiert pour 7400 Francs, un terrain sur l’ancien rempart Philippe-Auguste, boulevard Beauvoisine (de l’Yser aujourd’hui), fait construire une vaste demeure puis plus tard en 1863 au-dessus de la buanderie et de l’écurie un atelier d’artiste pour son fils. Les parents de Gabriel ont de l’estime pour Gustave Morin qui le leur rend bien. Ils le félicitent chaleureusement lorsqu’il est fait chevalier de la légion d’honneur, vantent ses qualités de dignité et de vaillance, sa nature d’élite. Ils compatissent à la mort prématurée de sa fille Eugénie, peintre miniaturiste. Ils ne manquent aucune des expositions de l’excellent professeur. En 1879, la mort dans l’âme, Gustave Morin est contraint d’abandonner toutes ses fonctions pour cause de paralysie. Il décède à 76 ans, le 15 février 1886, à son domicile de Rouen, 24 rue Jouvenet.
Saint Philibert, dessin préparatoire au tableau “Les Enervés de Jumièges” 1868
Mais revenons aux années 1860. Alors qu’il est en pleine activité à l’École de dessin et de peinture dans l’enceinte Sainte-Marie, entouré de talentueux élèves, Gustave Morin transmet son savoir et sa technique artistique. Très vite, il perçoit chez Gabriel, son jeune élève, des qualités qui méritent d’éclore. A 18 ans, ce dernier se fait remarquer lors de la distribution générale des prix à l’Hôtel de Ville de Rouen. Il est cité quatre fois : premier prix pour un paysage normand, deuxième prix pour une copie de tête et deux mentions honorables. Le professeur Morin lui conseille de prolonger sa formation à Paris. Le père de Gabriel écrit alors à Charles-Amédée Verdrel, maire de Rouen, pour solliciter une aide de la ville. Gustave Morin appuie de tout son poids cette requête. Le 20 septembre 1863, il écrit aux parents Martin depuis Saint-Valéry où il se repose : « J’ai fait tout ce qui pouvait maintenant être fait auprès de la mairie. Je désire vraiment que votre fils réussisse. J’espère beaucoup ».
Oeuvre de Gustave Morin crédit photo Yoann Groslambert / Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie
Quelques mois plus tard, le 26 février 1864, le conseil municipal, après examen du dossier, délibère sur cette demande. « Gabriel Martin mérite notre patronage. Ses succès passés suffisent pour désigner ce candidat à vos suffrages. Il n’est pas utile d’ajouter que son assiduité, sa bonne conduite, ses travaux consciencieux lui ont valu les témoignages les plus flatteurs de son habile maître Gustave Morin , directeur de l’École, et que ses qualités sont pour l’administration les meilleures garanties du bon emploi que cet élève saura faire d’une pension qui lui permettra de poursuivre à Paris des études si bien commencées. A partir du 1e janvier de la présente année 1864, une pension de 1200 francs par an est accordée durant 5 années consécutives au sieur Gabriel Martin, élève de l’École municipale de peinture de Rouen, pour continuer à Paris, ses études artistiques ».
Dessin de Gabriel à 14 ans
Vient
le temps où il doit passer au niveau supérieur. Il débarque donc à Paris, 52
rue Madame, chez sa mère, installe un petit atelier et rejoint la cohorte des
centaines d’élèves d’Alexandre Cabanel (1823-1889). Ce dernier, natif de
Montpellier, admiré par Napoléon III, vient d’être nommé professeur, chef
d’atelier de peinture aux Beaux-Arts de Paris. Opposé aux naturalistes et aux
impressionnistes, Cabanel est considéré comme un des plus grands peintres
académiques. Il incite Gabriel à participer à l’exposition annuelle officielle
des « Artistes vivants » au Palais des Champs-Elysées et à la très renommée
exposition municipale bisannuelle de Rouen qui durait un mois et demi. Entre
1868 et 1893 Gabriel exposera 24 de ses œuvres, peintures, dessins et
aquarelles. Il est complimenté pour ses portraits et ses rues de Rouen. En
1869, il obtient une médaille de bronze au Salon du Havre et le prix Bouctot de
l’Académie de Sciences Belles Lettres et Arts de Rouen doté d’une médaille
d’argent et de 500 F or pour ses « Énervés de Jumièges ». Cette
grande toile représente l’accueil par le Père Abbé Philibert et ses moines de
l’abbaye de Jumièges, de deux jeunes princes, fils de Clovis II et de Bathilde,
abandonnés sur un radeau depuis Paris pour avoir tenté de confisquer le pouvoir
à leur père parti en pèlerinage en Terre Sainte. La punition infligée aux deux
rebelles sera radicale. Ils auront les nerfs, les tendons sectionnés, empêchant
tout déplacement. Recueillis, les deux mutins termineront leur vie à l’abbaye.
Une vraie légende tirée des récits mérovingiens qui fascina le peuple dès le
XIIe siècle . Cette toile, Gustave Morin a insisté auprès de Gabriel
pour qu’elle soit présentée à l’Académie, bien que de très grande dimension
(largeur 3m30, hauteur 1m36). Gabriel eut le souci du détail. Il interrogea un
de ses anciens professeurs de Mesnières devenu moine à l’abbaye de Solesmes
dans la Sarthe. Réponse du religieux le 13 octobre 1868 « Mon cher
artiste, je vous félicite pour votre vocation artistique et je désirerais
contribuer de tout mon pouvoir à votre succès. Le sujet est difficile en vérité
à cause de la couleur noire de notre costume tout entier. Mais vous autres
peintres, avez des secrets de palette qui font du blanc du noir et vice-versa.
Vous allez donc recevoir un costume bénédictin complet : savoir, tunique,
scapulaire et coule. On ne vous envoie pas la ceinture de cuir attendu qu’elle
se met sur la tunique mais sous le scapulaire et à plus forte raison sous la
coule qui recouvre tout ».
Le
tableau du jeune Rouennais est reçu diversement. Pour la Semaine Religieuse de
Rouen
« Monsieur Martin s’est adonné à
la grande peinture, au genre historique si délaissé de nos jours. Tandis que
tant d’hommes de talent sacrifient aux caprices et aux fantaisies du moment par
amour du gain et de la popularité, il est beau de voir de jeunes peintres
réagir contre ces fâcheuses tendances et c’est un devoir pour tous les hommes
de conviction et de goût de les encourager. Le tableau justifie la récompense
dont il a été l’objet ».
Dans
la Chronique de Rouen du 18 avril 1872, Georges Dubosc écrit « Gabriel
Martin n’a rien trouvé de bien neuf. Cette tentative, dans le domaine de la
peinture d’histoire est quand même honorable. Peut-être Monsieur Martin
ferait-il bien d’attendre un peu avant de s’attaquer à des sujets d’aussi
grande dimension ».
Gustave
Morin n’appréciera pas. Dans les
Nouvelles de Rouen du 10 avril 1872, Louis Gonse trouve que les religieux sont
insignifiants mais que le tableau n’est pas sans intérêt. « Il pique la
curiosité et fixe l’attention » écrit le critique.
Fin des années 1880, onze ans après Gabriel, le Nantais Évariste-Vital Luminais (1821-1896) peindra à son tour un tableau de grande dimension sur le même thème des Énervés. Il sera acquis par le musée de Sydney en Australie. Une copie est accrochée de nos jours, en permanence, au premier étage du musée des Beaux-Arts de Rouen.
Gabriel Martin. Education druidique 1876
L’Académie impériale des Sciences Belles Lettres et Arts de Rouen s’enthousiasma pour la toile du jeune Gabriel. « Elle répond parfaitement au programme donné par l’académie. Celle-ci récompense chaque année, selon leur importance, essais, romans, recueils de nouvelles ou de poèmes, œuvres scientifiques ou artistiques dont les auteurs contribuent à la vie intellectuelle de la Normandie, l’enrichissent ou l’illustrent de quelque façon ». C’est ainsi que le 23 juillet 1869, l’Académie impériale décerne son prix annuel Bouctot, du nom d’un généreux donateur, à Gabriel Martin, qui lui sera remis quelques jours plus tard à l’hôtel des Sociétés Savantes. « Monsieur Martin présent à la séance est venu à l’appel de son nom recevoir le prix des mains de Monsieur le président. Les applaudissements qui ont accueilli le lauréat s’adressaient en même temps à son œuvre qui décorait la salle dans laquelle l’académie tenait sa séance. » Le tableau sera exposé aux Champs Elysées à Paris en 1869 et en 1872 à Rouen.
Cette toile, Gabriel Martin l’a offerte de son vivant à ses
bienfaiteurs, Ville de Rouen et Académie. Jusqu’en 2009, elle est restée
stockée sommairement dans un local d’entretien de l’Hôtel des sociétés savantes
avant d’être récupérée et restaurée par le Musée des Beaux-Arts de Rouen qui
l’a remise en pleine lumière à l’occasion de l’exposition qui vient de se
dérouler sur l’Art du dessin. Les descendants de Gabriel Martin ont offert au
Musée tous les dessins préparatoires à ces « Énervés de Jumièges ».
Contrairement à son maître Gustave Morin dont les œuvres
nombreuses (dessins, eaux-fortes, lithographies, peintures) circulent
aujourd’hui encore sur le marché de l’art, Gabriel Martin n’a pas beaucoup
produit. La majorité de ses tableaux se trouve chez ses descendants. A partir
de 1880, il a eu une autre grande passion : la photographie. Grâce à son
autochrome des Frères Lumière avec plaques à base de fécule de pomme de
terre(!) et à son appareil photo-jumelle Mackenstein, il s’est transformé en
reporter et a légué aux siens et aux archives départementales plaques de verre,
négatifs, tirages qu’il effectuait lui-même dans un coin de son atelier de la
rampe Sainte-Marie à Rouen. Ses sujets de prédilection : la campagne, le patrimoine
bâti et la famille.
Gabriel Martin est mort le 12 janvier 1922. Il repose au
cimetière monumental de Rouen …comme Gustave.
André Morelle
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La rédaction de Rouen sur Scène adresse un immense merci à Nicolas Plantru pour ce merveilleux voyage à bord du Belem
I.
La construction du Belem
Dans le port
de Nantes, à la fin du XIXème siècle, l’activité maritime est bien
vivante. Plusieurs familles ont une influence notable sur la vie du port.
Parmi
celles-ci, les Dubigeon tiennent une place particulière dans la mesure où
l’entreprise de construction navale va jouer pendant deux siècles un rôle
essentiel, et ceci bien au-delà de Nantes.
La famille Crouan
est vouée à l’activité d’armement maritime et possède une flotte non
négligeable de navire marchand. Sa flotte, notamment composée de six trois-mâts
barque est spécialisée dans le commerce avec les Antilles et l’Amérique du Sud.
Son plus important client, la famille Menier, exploite une importante
chocolaterie à Noisiel.
Dubigeon a déjà construit plusieurs bateaux pour
Crouan. Mais le monde de la construction navale connait de profonds bouleversements
en cette seconde moitié du dix-neuvième siècle.
Dès 1860, les frères Pereire
créent la compagnie Générale Transatlantique et adoptent la vapeur. Et bien
souvent les coques en acier remplacent le bois. C’est dire que les débats sont
animés au sein du monde de la marine marchande.
Avec la vapeur, on va certes plus
vite mais il faut alimenter le bateau en carburant et les chaudières prennent de
la place, prise sur le frêt. Certains redoutent aussi le manque de fiabilité de
ces nouvelles machines. D’un autre côté, les navires sont plus maniables et
nécessitent une main d’œuvre moins nombreuse.
Les Anglais ont pris de l’avance
avec la Cunard en particulier et la flotte française se laisse dépasser. C’est
pourquoi, le gouvernement français va réagir en accordant des primes aux armateurs
de voiliers à coque d’acier.
En
décembre 1895, Adolphe Dubigeon invite à déjeuner Fernand Crouan dans le tout
dernier né des restaurants nantais La
Cigale. Ils évoquent bien évidemment leurs pères qui travaillaient déjà
l’un pour l’autre et les différents bateaux construits par la maison Dubigeon
pour l’armement Crouan, le Cruzeiro, le premier d’entre eux, puis le Para en
1888, le Noisiel en 1890 qui est le premier trois-mâts barque à coque en acier
ou encore le Claire Menier ou le Denis Crouan.
Dubigeon sait bien que Crouan a cédé
le Para à un armateur de grande pêche de Fécamp et que les besoins de la maison
Menier ne cessent d’augmenter, ce qui devrait inciter Crouan à vouloir
construire un nouveau bateau.
C’est bien le
sujet principal de ce repas à La Cigale
et les débats techniques de l’époque sont bien sûr au cœur des discussions.
Mais l’affaire est rondement menée, la décision est vite prise.
Fernand Crouan veut construire un
trois-mâts barque en acier, du type antillais. Il souhaite qu’il ait une allure
de yacht, qu’il puisse contenir un fret important, qu’il soit solide et qu’il
puisse durer plus de sept ans. Les premiers plans sont esquissés, car Fernand
Crouan sait ce qu’il veut. Adolphe
Dubigeon est chargé de commencer le chantier très rapidement. Il a déjà en tête
le nom du bateau, « Belém », contraction de « Bethléem », du
nom de la ville de la région de Pará au Brésil avec laquelle Crouan entretient
des relations commerciales.
Crouan vient régulièrement suivre
le chantier de construction qui doit durer environ six mois. Il doit mesurer 48
mètres à la ligne de flottaison, 57 mètres hors tout et 8,80 mètres dans sa
plus grande largeur. La cale centrale peut contenir 1000 mètres cubes et 675
tonnes de chargement. Le gaillard à l’avant et la dunette à l’arrière sont
surélevés, c’est pourquoi on parle de trois-mâts barque.
Il faut à cette époque treize
hommes d’équipage, un capitaine et un second, un maître d’équipage, huit
matelots, un mousse et un cuisinier. Il s’agit bien de manœuvrer 1200 mètres
carrés de voilures, sans aucun moteur. Le bateau dispose alors de cinq ancres.
La
construction au chantier de Chantenay-sur-Loire dure cinq mois et dix jours
pour la coque. Il faut ajouter cinquante jours pour le gréement Le bateau est mis à l’eau le 10 juin 1896 pour
que les derniers aménagements y soient effectués et qu’il puisse appareiller
pour le Brésil fin juillet 1896.
II.
Une activité intense de marine marchande.
Le capitaine
Lemerle a lui aussi suivi les travaux d’installation du gréement. Après les
festivités de la livraison du bateau, le 10 juin 1896, il faut préparer le
grand départ le 31 juillet 1896 sous son commandement. Beaucoup de monde
assiste à Saint-Nazaire à l’appareillage du Belem.
Lors de sa
première campagne, le Belem passe à Montevideo et charge des mules qu’il
convient de livrer à Belem, celles-ci sont destinées à faciliter le chantier de
construction du métro de la ville de Belem.
La tempête
n’est pas du goût de ces mules et un certain nombre d’entre elles meurent
durant le voyage. Il ne reste plus alors qu’à les jeter à la mer. L’équipage
est fatigué par cette navigation, notamment le second capitaine, Alphonse Rio,
qui démarre sa vie de jeune officier.
En octobre
1896, le Belem arrive à destination.
Mais durant la nuit de son arrivée, un incendie démarre dans la cale et tous les
animaux périssent Les mâts, en bois, sont également endommagés.
Quelques jours durant, l’équipage
s’affairent à des réparations de fortune. Le cœur n’y est pas, les matelots ne
veulent pas reprendre la mer. Ils se révoltent, mais l’autorité du capitaine
Lemerle est si forte que le bateau repart à l’aide de vents plus favorables. Le Belem arrive à
Saint-Nazaire le 26 janvier 1897, soit six mois après son départ. Il repartira
deux mois plus tard.
De
1896 à 1914, le Belem effectue 33 campagnes transatlantiques. Le frêt au départ
de France est assez varié. Il s’agit principalement de livrer de la marchandise
en Guyane. Le bateau va toujours dans la région de Parà chercher des fèves de
cacao destinées au chocolat Menier, mais il passe souvent par l’Uruguay ou
l’Argentine où il charge des animaux. Il revient par les Antilles pour
rapporter du sucre ou du rhum, quand ce n’est pas un passage par l’Angleterre pour
prendre du charbon.
Durant cette période, le Belem va connaitre quatre armements et sept
capitaines. Julien Chauvelon prend son poste en 1901 pour terminer en 1913.
C’est lui qui détient le record longévité dans cette fonction.
Toutes les traversées ne sont pas
aussi difficiles que la première, mais la vie à bord est souvent bien
compliquée. Il faut faire face aux
caprices du climat mais aussi à l’inconfort du bateau. Et la traversée dure
trois mois avec des réserves de vivres nécessairement limitées.
Chauvelon va connaître un épisode de la vie du Belem qui aurait pu lui
être fatal. Il arrive en rade de Saint-Pierre de la Martinique le 7 mai 1902,
mais l’emplacement qui est normalement réservé au Belem est occupé par un autre
bateau. Il est contraint de se réfugier à l’est de l’île à plus de vingt
kilomètres. Pendant la nuit, l’éruption de la montagne Pelée détruit la ville
de Saint-Pierre, provoquant la mort de plusieurs dizaines de milliers de
personnes et l’engloutissement des bateaux situés dans le port de Saint-Pierre.
Le Belem sort de cette tragédie pratiquement totalement épargné, hormis des
cendres volcaniques faisant quelques dégâts mineurs.
C’est ainsi qu’est né la légende de la bonne étoile du Belem.
III.
Un yacht britannique
Le bateau n’est plus adapté au commerce, les
navires à moteur, plus rentables, les remplacent petit à petit. Il faut arrêter
l’exploitation commerciale du Belem. Il est acheté le 11 février 1914 par le
duc de Westminster qui le trouve élégant et veut le transformer en yacht de
plaisance.
Ce bateau quitte Nantes vers Southampton. Julien Chavelon
est aux commandes avec le capitaine anglais qui découvre ainsi le bateau.
Même
si le Belem a toujours été bien entretenu par Chauvelon, surnommé « Capitaine
peinture », le duc de Westminster a de toutes autres exigences. C’est à
une modification complète du bateau qu’il va se livrer.
Il l’équipe de
deux moteurs Bollinger de 250 chevaux et remplace les bas-mâts en bois par des bas-mâts
en acier servant d’échappement aux moteurs. La dunette est surélevée et dotée
de balustres de style victorien : sur le pont, on construit un grand roof
en acajou de Cuba. Les cales sont remplacées par des cabines luxueuses en bois
permettant d’accueillir la haute société de l’époque.
Tous les travaux sont réalisés
pendant la première guerre mondiale, de sorte que le bateau en sera épargné.
A
l’issue de la guerre, le Belem comprend un équipage d’environ 25 personnes. Il
faut ajouter aux marins habituels de nouvelles spécialités : mécaniciens,
secrétaires, maîtres d’hôtel, médecin…
Le Belem arbore les couleurs du
Royal Yacht Squadron, le plus ancien et prestigieux club de voile britannique.
De 1919 à 1921, il fait escale à Nice, Cannes, Monte Carlo, Biarritz ou
Deauville. Il participe à diverses festivités mondaines et on peut imaginer que le duc de Westminster y reçoit
son amie Coco Chanel. Il est également présent à diverses régates et notamment
celles de l’île de Wight en 1920. Le Belem fait partie du paysage des grands
yachts de luxe, un loisir très à la mode de cette époque.
L’Honorable Arthur Ernest
Guinness, vice-président des brasseries éponymes, achète le bateau le 24 septembre
1921. C’est un vrai marin qui a le goût des voyages. Il rebaptise le bateau Fantôme
II et réalise quelques travaux d’aménagement intérieur, en créant un petit
roof.
Le bateau navigue beaucoup,
participe aux rassemblements et fêtes maritimes, à de nombreuses régates. Mais
Guinness veut faire le tour du monde. Il part en famille pendant un an, de mars
1923 à mars 1924, navigue plus de 31 000 miles marins et passe par Panama
et par le Canal de Suez. Il se rend en Polynésie, au Japon, en Chine, aux Îles Galápagos, aux îles Marquises, aux îles Tonga et même au
Spitzberg.
Il est à Montréal pour les fêtes
du couronnement de Georges VI en 1938.
Mais Guinness meurt en 1939, à la
veille de la seconde guerre mondiale. Le Belem est alors désarmé à l’île de
Wight, ce qui lui permet à nouveau d’être épargné durant la seconde guerre
mondiale. Il ne perd que quelques vergues lors d’un bombardement dans la rade
de Cowes.
IV.
Un bateau école italien
Les filles Guinness mettent le bateau en vente, mais le
yacht de luxe, à la sortie de cette guerre mondiale, est passé de mode.
Il
est alors acheté en 1951 par le Comte Vittorio Cini, pour en faire un bateau
école. Ce riche industriel vient de quitter la direction de ses entreprises
suite à la mort accidentelle de son fils Giorgio en 1949. Il souhaite consacrer
une partie de sa fortune à la restauration du couvent bénédictin de l’île San Giorgio à Venise, à la promotion des arts
et de la culture et à la formation des orphelins de la marine italienne. Il
crée pour cela la Fondation Cini.
Il acquiert le Fantôme II pour la
formation des jeunes marins. On peut apprendre beaucoup de métiers différents
sur un bateau. Mais il faut d’abord transformer ce bateau de luxe en bateau
école. Les précieuses cabines sont remplacées par un dortoir disposant de hamacs.
Une timonerie est édifiée sur le roof et la voilure est transformée. Une voile à
corne remontée d’une flèche remplace les anciennes voiles carrées sur le grand
mât. Les logements de l’Etat-major, sous la dunette, de même que le grand roof
et son magnifique escalier à double révolution sont sauvegardés.
Cinq
cent cinquante jeunes orphelins, âgés de 5 à 16 ans, vivent au Centro Marinaro
et étudient à l’Institut Scilla. Il y règne une discipline sévère. Mais c’est
un lieu de vie où se tissent des liens d’amitié solides, à défaut de bénéficier
de l’affection des parents.
L’été, les plus âgés et plus
méritants d’entre eux, aux côtés des élèves officiers des écoles navales de
toute l’Italie, naviguent sur le Giorgio Cini, qu’ils appellent affectueusement leur « Giorgetta ». Ils se sentent
alors des héros. Le bateau accueille jusqu’à 80 élèves à bord et part dans les
eaux adriatiques ou méditerranéennes. Au total, ce sont 250 élèves par an qui
naviguent au cours des trois croisières organisées les mois d’été, effectuant
un périple de 5 à 6000 miles nautiques. Le rythme est toujours identique, du
lever à 6 heures jusqu’au coucher à 21 heures.
Le
Giorgio Cini fait parfois des voyages extraordinaires. Il reçoit la visite de
président de la République italienne et part jusqu’en Turquie. En 1959, il est
à Cannes pour les commémorations du décès de Giorgio Cini.
En
1967, le bateau n’est plus adapté à la formation maritime moderne. Il est alors
désarmé, à défaut de faire des travaux très importants que la fondation, qui
possède d’ailleurs d’autres bateaux, ne peut assumer.
De 1967 à 1972, le Giorgio Cini
est à quai le long de l’île San Giorgio et ne navigue plus. Les Carabinieri qui
songent pourtant à le restaurer, le conduisent à l’Arsenal pour des travaux
importants : remplacement des moteurs Fiat par des Fiat Iveco,
modification du gréement, équipement de matériel radio, remplacement des mâts
par des mâts en acier. Mais les Carabinieri ne peuvent payent le chantier
naval. En 1976, la fondation Cini est contrainte de céder le bateau au chantier qui le met en vente
immédiatement pour se rembourser des travaux effectués. Plusieurs tractations
ont lieu mais elles n’aboutissent pas.
Un français,
le docteur Gosse, avait visité le Giorgio Cini en 1970 et avait découvert sur
le fronton de la dunette une plaque en cuivre mentionnant « Belem »
et « Nantes ». Il avait ainsi ré-identifié et retrouvé le Belem,
un bateau de commerce français, complètement oublié en France.
En 1977, ce dernier, de retour à Venise, ne voit plus le bateau à l’île San
Giorgio et s’en inquiète. Il apprend qu’il est à vendre. Il contacte alors
l’association pour la sauvegarde et la conservation des anciens navires
français.
Les
italiens s’en émeuvent, organisent des souscriptions mais ne parviennent pas à
obtenir la somme nécessaire pour conserver le trois-mâts sous pavillon italien.
De son côté, le docteur Gosse remue ciel et terre et soulève l’opinion publique
en France. Il finit par trouver le sauveur. La Caisse d’Epargne achète le
bateau en avril 1979 grâce au fond de réserve du Livret A.
V.
Retour du Belem en France
Le bateau
n’est pas en état de naviguer. Il quitte Venise le 15 aout 1979 sous le regard
attristé d’une foule de vénitiens en pleurs. C’est la Marine Nationale
française qui remorque le bateau à Toulon puis jusqu’à Brest, où il arrive le
17 septembre sous les applaudissements du peuple français en liesse.
La
Caisse d’Epargne décide en 1980, année du Patrimoine, de donner le bateau à la
France, en créant une fondation qui obtient rapidement la reconnaissance
d’utilité publique. Les travaux à réaliser sont considérables et la Marine
Nationale finit par se retirer du projet. La Caisse d’Epargne assure la restauration
du bateau en conservant ce qui peut l’être des divers aménagements. Mais il
s’agit surtout de mettre le Belem aux normes de sécurité exigées de l’administration
française et dont l’application est vérifiée par le Bureau Veritas.
Les derniers
travaux d’aménagement sont réalisés à Paris au pied de la Tour Eiffel entre septembre
1981 et juin 1985, notamment grâce au concours de nombreux bénévoles.
L’objectif de la fondation est de permettre au
Belem de reprendre la navigation et une activité de bateau école. Entre temps,
la fondation Belem a obtenu le classement du voilier comme monument historique.
Il est maintenant prêt à de nouvelles aventures maritimes.
Après quelques
croisières de cabotage en Atlantique, le bateau part en 1986 à New York,
représenter la France lors du grand
rassemblement de voiliers organisé pour le centenaire de la statue de la
liberté. Le Belem y occupe alors une place d’honneur.
VI.
Une nouvelle mission pour le Belem
La première mission du Belem est
de naviguer et de permettre à des personnes de tous âges, dès 14 ans, de toutes origines sociales ou
professionnelles, de tous horizons de venir séjourner entre 3 et 5 jours en mer
afin de participer aux manœuvres d’un grand voilier, comme au dix-neuvième
siècle. L’équipage – 16 marins professionnels issues de la marine marchande,
transmet les savoir-faire de l’époque aux 48 navigants. C’est une expérience de
vie, une aventure riche des valeurs de la mer qui exige rigueur, discipline,
respect, solidarité, esprit d’équipe, capacité d’adaptation, goût de l’effort…
Chaque année près de 1200 personnes naviguent sur le Belem.
Mais
le Belem est aussi un monument historique. C’est un véritable musée qui peut
être visité lors des escales. Le Belem reçoit la visite de 50 000
personnes par an qui découvrent les installations actuelles ainsi que les
marques d’une histoire riche. C’est aussi un lieu d’accueil pour des réceptions
à quai organisées par des entreprises ou diverses institutions. C’est également
un objet d’étude scientifique pour les historiens. C’est enfin un sujet qui
inspire nombreux artistes, peintres ou écrivains.
Le Belem est
aussi un ambassadeur du pavillon français. Il fait escale à l’étranger pour
représenter la France à diverses occasions. Il était en 2004 à Québec pour le
400ème anniversaire de la fondation
de la ville de Québec. En 2012, il était
le seul bateau hors Commonwealth à être invité par la reine d’Angleterre pour
les fêtes de son jubilé de diamant. En août de la même année, il était encore à
Londres pour les jeux olympiques. En 2014, la fondation Belem a organisé le
retour du Belem à Venise afin de rendre hommage au passé italien du bateau. Ce
fut l’occasion pour les anciens « marinaretti » de venir naviguer à
nouveau sur le bateau, sous le regard de leurs enfants et petits-enfants.
Le
Belem fête ses 120 ans en 2016. L’année est jalonnée en France de
manifestations variées, notamment à Nantes, mais aussi dans d’autres ports
français et même à Paris. Car le Belem est le bateau de tous les français. Il
participe à des évènements culturels et des rassemblements de grands voiliers, tels que
ceux de Brest, Rouen ou Amsterdam et
bien d’autres évènements organisés à certaines occasions.
VII.
Des défis à relever en permanence.
La gestion
d’un bateau de 120 ans, riche d’une si belle histoire, est d’une extrême
complexité. Ce sont des problèmes techniques, car entretenir un tel bateau
suppose une maintenance très coûteuse (entre 350 000 et 650 000 euros
par an). Il faut refaire chaque année la peinture, l’étanchéité, changer trois
voiles par an, vérifier la coque….
Il faut faire face aux contraintes
administratives diverses. L’administration française peine à
« classer » ce bateau : est-il un bateau de marine marchande ?
Est-il un bateau de transport de personnes ? Ce sont les règles de
sécurité qui sont très prégnantes avec chaque mois une journée entière
consacrée aux entrainements de sécurité.
La fondation Belem programme chaque
année une trentaine de navigations pour satisfaire une « clientèle »
de navigants exigeante. Elle doit imaginer des navigations à thème avec un
conférencier sur la météo ou l’astronomie par exemple. Elle recherche des
entreprises pour privatiser le bateau à quai ou en mer. Elle doit innover sans
cesse pour s’adapter à une demande en évolution. Elle gère un budget dont les
dépenses sont contraintes et malheureusement irréductibles, avec des ressources
limitées. La fondation Belem dispose de ses recettes commerciales (stages,
privatisation à quai, vente de produits dérivés, redevances de licence de
marque). Mais celles-ci représentent la moitié du budget. Une autre part est
apportée par les dons d’entreprises ou de particuliers qui, par milliers, apportent
des subsides indispensables. Mais le mécénat de la Caisse d’Epargne reste la
ressource la plus importante. Et on ne peut que rendre hommage à la Caisse
d’Epargne pour cet accompagnement constant au fil du temps.
Le Belem peut encore vivre de longues années, faire vibrer le cœur de ceux qui l’approchent, le visitent, ou naviguent. On ne peut que souhaiter qu’il conserve encore longtemps sa bonne étoile qui lui a déjà permis de connaitre 120 ans d’aventures.