L’annulation des fêtes Jeanne d’Arc nous invite à republier cet article (22 mai 2019) du président du comité Jeanne d’arc, le professeur Jean-Pierre Chaline. Un appel pour que 2021 soit une renaissance johannique rouennaise ?
L’approche des « Fêtes Jeanne d’Arc », comme on dit à Rouen, amène à s’interroger sur la place de l’héroïne dans la mémoire locale et sur l’hommage qu’on lui rend ici fin mai.
Quiconque approche d’Orléans par les autoroutes voit des panneaux vantant la « cité de Jeanne d’Arc » et reproduisant sa statue équestre. Rien de tel à Rouen où, certes, une rue et un lycée portent son nom mais où l’on chercherait vainement une telle référence et, surtout, des célébrations comparables aux grandes fêtes orléanaises qui, chaque 8 mai depuis 1429, honorent fastueusement celle qui délivra la ville assiégée par les Anglais. On estime à 100 000 personnes au moins le public attiré par les défilés – Jeanne en tête, cuirassée, sur son cheval – et autres spectacles qui animent alors la cité des bords de la Loire. A Rouen, par comparaison, atteint-on seulement, aujourd’hui, le millier ?
Il est vrai qu’on n’y commémore pas la même Jeanne. A Orléans, c’est la libératrice, l’héroïne victorieuse propre à susciter la ferveur populaire ; à Rouen, c’est la malheureuse victime du Vieux-Marché, rappelant un épisode beaucoup moins glorieux et même, à la limite, compromettant. Sait-on que la première statue de Jeanne au bûcher, belle œuvre romantique du sculpteur Feuchère en 1845, fut d’abord refusée par la Ville ? « On pensa que ce serait accuser nos pères d’avoir participé à ce grand forfait », écrit l’érudit André Pottier. Et si, douze ans plus tard, on finira par l’accepter, ce sera pour la mettre non sur une place publique mais dans le vestibule de la Mairie, où peu de gens aujourd’hui la repèrent…
La même réticence, suscitée cette fois par les récupérations politiques de la Pucelle, d’abord par les républicains comme Michelet, puis par une droite nationaliste et monarchiste, incitera longtemps les autorités rouennaises à refuser tout monument en ville : c’est à Bonsecours que les fidèles de Jeanne doivent se résoudre à en élever un, et c’est seulement en 1928 qu’on installera au Vieux-Marché la célèbre statue de Réal del Sarte, aucune fête officielle n’étant organisée à Rouen avant 1921 !

Une demande croissante pourtant s’exprimait, la Grande Guerre ayant exalté la figure de Jeanne, expression du patriotisme, et sa canonisation en 1920 en ayant fait une nouvelle sainte très priée. Si sa personne divisait naguère les Français, elle rassemble au contraire désormais, par-delà des querelles enfin dépassées. Et c’est, à Rouen, une municipalité de gauche, avec pour maire le radical Georges Métayer, qui va organiser superbement le Vème Centenaire du bûcher, en mai 1931. Une semaine grandiose, un immense succès avec les plus hautes personnalités tant civiles que militaires ou religieuses, dans une reconstitution historique brillamment conçue par l’architecte-décoratrice Juliette Billard.

« Jamais personne n’avait vu à Rouen une commémoration de ce genre », écrivait René Herval dans le livre d’or des fêtes, « Une unanimité que jamais nous ne vîmes, que jamais peut-être nous ne reverrons ». Difficile, en effet, de rééditer de sitôt une telle célébration, qui avait coûté un million de francs… Les années suivantes vont retomber dans une certaine routine et c’est seulement en 1956 que l’anniversaire de la Réhabilitation de Jeanne, coïncidant avec la réouverture d’une cathédrale durement frappée par les bombardements, offrira l’occasion de nouvelles grandes fêtes johanniques, en présence du président Coty. Puis c’est à nouveau la banalité, d’où émerge seulement le vibrant discours d’André Malraux en 1964, concluant par cette envolée lyrique : « O Jeanne, sans sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, […], à tout ce par quoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu »…

Jean Lecanuet redonnera ensuite quelque lustre aux fêtes rouennaises, par son éloquence et, surtout, par le remaniement complet de la place du Vieux-Marché, confié à l’audacieux architecte Louis Arretche et inauguré en 1979 avec l’église Sainte-Jeanne d’Arc attendue depuis si longtemps. Ensuite, seule l’ouverture en 2015 de l’Historial, donnant enfin à Rouen un vrai musée johannique, devait marquer ces dernières années, les fêtes tendant à se réduire à quelques discours et gestes rituels très respectables mais n’attirant pas les foules.
Ainsi, Rouen, loin de la ferveur orléanaise qui renaît chaque année depuis bientôt six siècles, n’arrive à célébrer vraiment Jeanne d’Arc que par intermittence, avec quelques grands moments sortant d’une banalité routinière. Souhaitons donc que l’année 2020, qui sera celle d’un double Centenaire, celui –religieux – de la canonisation de sainte Jeanne et celui –laïque- de la loi du 10 juillet 1920 instituant une fête nationale de Jeanne d’Arc « patronne du patriotisme », soit l’occasion d’une de ces mémorables célébrations qui firent tourner tous les regards vers Rouen. La Mairie, l’Archevêque, le Comité rouennais d’hommage à Jeanne d’Arc, ainsi que l’Historial et des associations comme l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Rouen s’y emploient et préparent un programme varié, étalé sur l’année 2019-2020, pour que la capitale normande qui vit son martyre redevienne à cette occasion cité de Jeanne d’Arc.
Jean-Pierre Chaline
Pour en savoir plus : voir J.-P. Chaline, Rouen et Jeanne d’Arc. Un siècle d’hommages, Rouen, Société de l’Histoire de Normandie, 2012
