Prochainement sera rendu public un appel à projets de la Ville concernant quatre anciennes églises dont elle ne sait trop que faire. Si Saint-Pierre-du-Châtel n’est malheureusement plus qu’une ruine à seulement consolider, et si la très discrète Sainte-Croix-des-Pelletiers ne demanderait, une fois remise aux normes, qu’à rester salle de conférences ou de concerts, le problème est plus grave pour deux édifices tout récemment désaffectés, Saint-Paul et surtout Saint-Nicaise, dont les hauts clochers sont partie intégrante du panorama rouennais et dont le maintien s’impose, quitte à trouver une acceptable reconversion. Saint-Paul, église néo-romane de grande qualité bâtie auprès d’une chapelle classée du XIe siècle, offrirait, pensons-nous, avec quelques aménagements, le cadre idéal d’un dépôt lapidaire qui manque dans notre ville. Mais c’est le cas de Saint-Nicaise, édifice remarquable à la fois par sa double architecture et par la richesse tant de ses vitraux que de son mobilier, que nous souhaitons ici développer.

Comme on pourra le lire plus longuement, avec une ample illustration, dans l’ouvrage Eglises et chapelles de Rouen, un patrimoine à (re)découvrir, publié par les Amis des Monuments Rouennais, l’église Saint-Nicaise, dédiée à l’évangélisateur du Vexin martyrisé au IIIe siècle dont elle avait reçu les reliques, était le fruit de plusieurs campagnes de construction ou reconstruction. Le chœur de style gothique flamboyant, surélevé par rapport à la nef que, faute d’argent, on n’allait jamais pouvoir rehausser, n’avait été achevé qu’en 1558.

C’est qu’en ce quartier nord-est surtout artisanal, les moyens étaient limités. On avait pu cependant se doter de beaux vitraux et, au XVIIe siècle, d’un superbe grand orgue et d’un très beau retable. Ajouterons-nous que cette paroisse, maintenue par-delà la Révolution, allait être jusqu’à l’Entre-deux guerres, une des plus vivantes de Rouen, avec tout un ensemble d’œuvres ou de mouvements de jeunesse adaptés à des fidèles de milieu populaire ?

L’incendie qui en mars 1934 ravage l’édifice, n’épargnant que le chœur et ses bas-côtés, est d’autant plus durement ressenti. On comprend que sa reconstruction, confiée à l’architecte Pierre Chirol et rapidement engagée ait été suivie de près par la population du quartier et que sa réouverture, dans le lourd contexte de 1940, ait été perçue comme un symbole d’espérance à travers sa modernité affichée. Car la nouvelle façade et la nouvelle nef greffée sur la partie gothique subsistante sont résolument novatrices, tant dans leur matériau – le béton armé – que dans les audaces que celui-ci permet. Ainsi, à l’intérieur, avec l’ample vaisseau d’une hauteur désormais égale à celle du chœur, où d’immenses arcs brisés délimitent une lumineuse coupole, transposition des traditionnelles tours-lanternes de nos églises médiévales, tandis que de larges claires-voies surmontées de roses art déco s’offrent à l’épanouissement de modernes verrières, œuvres de Max Ingrand : à l’ouest, au-dessus d’un grand orgue remplaçant celui du XVIIe siècle malheureusement détruit par l’incendie, c’est une représentation du Jugement dernier ; au nord, c’est la Glorification de saint Antoine de Padoue ; sur le vitrail sud figurant le Sacré Cœur, on a intégré le visage des deux pères de cette reconstruction, Pierre Chirol et son adjoint Emile Gaillard. D’autres vitraux encore illustrent la Multiplication des pains ou encore de charmants Anges musiciens.
A l’extérieur, cette partie nouvelle de l’édifice, rythmée de lignes verticales qui en soulignent l’envolée, présente en façade un gable peuplé de statues de saints et saintes dues à divers sculpteurs. Hors-œuvre, à l’angle nord-ouest, un clocher orné de huit anges en béton s’achève en flèche ajourée à 60 m. du sol, portant un remarquable ensemble de cloches.
L’originalité de cette église, inscrite en 1981 à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, est d’associer harmonieusement cette architecture pionnière à un très beau chœur gothique conservé, flanqué de bas-côtés, avec une abside à trois pans qu’illuminent d’immenses fenêtres hautes. Un emplacement de choix pour des vitraux anciens qui, pour une part, ont survécu à l’incendie, tel celui des Vertus cardinales, datant de 1555. La superbe verrière axiale, également XVIe siècle, de la Crucifixion est, elle, un judicieux remontage, provenant de l’ancienne église Saint-Eloi et installé ici en 1938. Mais l’ornement le plus somptueux du chœur est sans doute l’imposant retable baroque dû à Etienne Mazeline, en 1658, où dans un jeu de colonnes torses à décor végétal, les statues des martyrs saint Nicaise et saint Quirin encadrent le tableau, d’après Raphael, de la Vierge à l’Enfant.

Une église, on le voit, doublement digne d’intérêt, qui mériterait de figurer en bonne place dans le florilège du patrimoine rouennais et dont pourtant l’avenir est aujourd’hui plus qu’incertain. Plusieurs facteurs y ont contribué : à la fois, sur un plan matériel, des désordres apparus dans un béton armé encore mal maîtrisé que sa fissuration rend dangereuse, et, d’un point de vue social, une mutation croissante de ce quartier accueillant de nombreux migrants. Du coup, la Ville rechignera à faire les restaurations nécessaires pour un lieu de culte de moins en moins fréquenté que le clergé affectataire finira par délaisser. Fermée au public dès 2002 pour des raisons de sécurité, l’église sera finalement désacralisée en 2012, la simple pose d’un pare-gravats sur sa tour suggérant le peu d’intérêt pour un édifice pourtant reconnu comme monument historique. Trop chères les réparations ? Une expertise récente, par l’architecte en chef Régis Martin, de l’état du clocher, a conclu que le coût en serait moindre que ce qu’on pensait. De l’espoir, donc. Reste à trouver une reconversion respectueuse de l’édifice et de son passé.
Pour ce faire, une association s’est formée en 2016 dans le quartier, « La Boise Saint-Nicaise » (asso.laboisesaintnicaise@gmail.com), dont le nom fait référence au banc à palabres médiéval de la paroisse. Avec le soutien d’autres groupements comme la Fondation du patrimoine, Patrimoine et Environnement ou les Amis des monuments rouennais, la Boise défend un intéressant projet de reconversion de l’église en espace culturel, misant notamment sur la qualité de ses orgues et sur le voisinage tout proche du Conservatoire. Plusieurs possibilités s’offriraient : soit une salle de concerts et de répétition pour le Conservatoire, en même temps qu’un musée du vitrail ; soit un centre dédié au jazz ; soit encore un centre de formation aux techniques de restauration et d’expertise du patrimoine… Le presbytère pourrait quant à lui accueillir une cafeteria et des salles de réunion.

Un projet séduisant dont le financement reste pourtant problématique, la Ville, qui a déjà la lourde charge des restaurations de Saint-Ouen, envisageant plutôt une cession de Saint-Nicaise à des promoteurs, à charge pour eux d’assumer les nécessaires travaux. Souhaitons qu’une telle cession, si elle devait avoir lieu, ne soit pas suivie d’usages inadéquats et d’une totale privatisation du superbe décor intérieur de l’église.
J.-P. Chaline
